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Favourite texts, movies, lyrics, quotations, recipes => Favourite Music and Lyrics => Favourite Poetry => Topic started by: Frederique on 01 Jan, 2010, 21:26:51

Title: Jacques Prévert → Ζακ Πρεβέρ
Post by: Frederique on 01 Jan, 2010, 21:26:51
Jacques Prévert (1900 -1977)

Jacques Prévert est un poète et scénariste français, né le 4 février 1900 à Neuilly-sur-Seine (act. Hauts-de-Seine), mort le 11 avril 1977 à Omonville-la-Petite, (Manche). Après le succès de son premier recueil de poèmes, Paroles, il devint un poète populaire grâce à son langage familier et ses jeux de mots. Ses poèmes sont depuis lors célèbres dans le monde francophone et massivement appris dans les écoles françaises. Il a également écrit des scénarios pour le cinéma.
Jacques Prévert naît au 19 de la rue de Chartres à Neuilly-sur-Seine (act. Hauts-de-Seine) le 4 février 1900. Il y passe son enfance. Son père André Prévert, fait divers métiers pour gagner sa vie et de la critique dramatique et cinématographique par plaisir. Il l'amène souvent au théâtre et au cinéma. Suzanne, sa mère (née Catusse), l'initie à la lecture. Il s'ennuie à l'école, et dès 15 ans, après son certificat d'études, il la quitte et multiplie les petits travaux, notamment au grand magasin Le Bon Marché. D'abord mobilisé en 1918, son service militaire se poursuit à Saint-Nicolas-de-Port où il rencontre Yves Tanguy avant d'être envoyé à Istanbul où il fera la connaissance de Marcel Duhamel.

En 1925, il participe au mouvement surréaliste, qui se regroupe au 54 de la rue du Château près de Montparnasse ; c'est en fait un logement « collectif » où habitent Marcel Duhamel, Raymond Queneau et Yves Tanguy. C'est Prévert qui fixera le terme de cadavre exquis pour définir le jeu littéraire auquel ses amis et lui se livrent. Prévert est toutefois trop indépendant d'esprit pour faire véritablement partie d'un groupe constitué, quel qu'il soit: il supporte mal les exigences d'André Breton. La rupture est consommée en 1930. En 1932, il écrit les textes pour le groupe Octobre et il participera aux Olympiades du théâtre à Moscou.

Il est le scénariste et dialoguiste de grands films français des années 1935-1945 notamment Le Crime de Monsieur Lange de Jean Renoir, Remorques et Lumière d'été de Jean Grémillon, Drôle de drame, Quai des brumes, Le jour se lève, Les Visiteurs du soir, Les Enfants du paradis de Marcel Carné. Il a, à deux reprises, adapté des contes de Hans Christian Andersen, d'abord La Bergère et le Ramoneur devenu Le Roi et l'Oiseau, film d'animation de 1957, puis en 1964, Grand Claus et Petit Claus, autre conte d'Andersen, à la télévision, Le Petit Claus et le Grand Claus de son frère Pierre Prévert.

Ses poèmes sont mis en musique par Joseph Kosma dès 1935 (À la belle étoile) : ses interprètes seront entre autres Agnès Capri, Juliette Gréco, Les Frères Jacques. Son recueil Paroles, publié en 1946, obtient un vif succès.

Il écrit des pièces de théâtre. Son anticléricalisme parfois violent, est souvent occulté par le public, au profit de ses thèmes sur l'enfance et la nature.

Sa fille Michèle naît en 1946. Il épouse Janine Tricotet en 1947. Le 12 octobre 1948, il tombe d'une porte-fenêtre. Il reste plusieurs jours dans le coma.

À la suite de la résiliation de son bail par le propriétaire qui souhaitait récupérer l'appartement des remparts d'Antibes et n'ayant pu trouver le soutien du maire de l'époque pour rester dans ce logement qu'il aimait beaucoup, il quitte Antibes contraint et forcé ; sur les conseils du décorateur Alexandre Trauner, il achète une maison en 1971 à Omonville-la-Petite, dans la Manche. Le 11 avril 1977 il y meurt des suites d'un cancer du poumon, lui qui avait toujours la cigarette à la bouche. Il avait 77 ans.[…]
Wikipedia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Pr%C3%A9vert)

(https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/1/15/Prevert-Alassio.jpg/200px-Prevert-Alassio.jpg)

Ο Ζακ Πρεβέρ  υπήρξε μια πολυσχιδής προσωπικότητα των γαλλικών γραμμάτων, με ιδιαίτερη συνεισφορά στο χώρο της ποίησης και του θεάτρου. Κατα τη διάρκεια τωv σχολικών του χρόνων στο Παρίσι έδειξε ιδιαίτερη αγάπη για το θέατρο, μια αγάπη που καλλιέργησε και ο πατέρας του που υπήρξε κριτικός θεάτρου. Ολοκλήρωσε μόνο την πρωτοβάθμια εκπαίδευση και εγκατέλειψε το σχολείο μόλις έλαβε το Certificat d'études. Εργάστηκε στο παρισινό πολυκατάστημα Le Bon Marché μέχρι το 1918, οπότε κατετάγη στο στρατό για την εκπλήρωση της υποχρεωτικής θητείας του.
Βικιπαίδεια (https://el.wikipedia.org/wiki/%CE%96%CE%B1%CE%BA_%CE%A0%CF%81%CE%B5%CE%B2%CE%AD%CF%81)

Jacques Prévert was a French poet and screenwriter.
Prévert was born at Neuilly-sur-Seine and grew up in Paris. After receiving his Certificat d'études attesting to his having completed his primary education, he quit school and went to work in Le Bon Marché department store in Paris. Then, he was called up for military service in 1918 and after the war was sent to the Near East.
He died in Omonville-la-Petite, on 11 April 1977.

Poetry
Prévert participated actively in the surrealist movement and was a member of the Rue du Château group along with Raymond Queneau and Marcel Duchamp.
His poems are often about life in Paris and life after the Second World War. They are widely taught in schools in France and frequently appear in French language textbooks throughout the world.
Some of Prévert's poems, such as "Les Feuilles mortes" ("Autumn Leaves"), were set to music by Joseph Kosma, Germaine Tailleferre of Les Six, Christiane Verger and Hanns Eisler, and were also sung by prominent 20th century French vocalists including Yves Montand and Édith Piaf as well as by the American singer Joan Baez. The British remix DJs Coldcut released their own version in 1993.[...]
English version of Wikipedia (https://en.wikipedia.org/wiki/Jacques_Pr%C3%A9vert)

Poems in Translatum:   
«Paroles»:   

Title: Jacques Prévert, pour faire le portait d'un oiseau → to paint the portrait of a bird
Post by: Frederique on 02 Jan, 2010, 09:49:03
Pour faire le portait d’un oiseau      
      
Peindre d'abord une cage      
avec une porte ouverte      
peindre ensuite      
quelque chose de joli      
quelque chose de simple      
quelque chose de beau      
quelque chose d'utile      
pour l'oiseau      
placer ensuite la toile contre un arbre      
dans un jardin      
dans un bois      
ou dans une forêt      
se cacher derrière l'arbre      
sans rien dire      
sans bouger...      
Parfois l'oiseau arrive vite      
mais il peut aussi mettre de longues années      
avant de se décider      
Ne pas se décourager      
attendre      
attendre s'il le faut pendant des années      
la vitesse ou la lenteur de l'arrivée de l'oiseau      
n'ayant aucun rapport      
avec la réussite du tableau      
Quand l'oiseau arrive      
s'il arrive      
observer le plus profond silence      
attendre que l'oiseau entre dans la cage      
et quand il est entré      
fermer doucement la porte avec le pinceau      
puis      
effacer un à un tous les barreaux      
en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de l'oiseau      
Faire ensuite le portrait de l'arbre      
en choisissant la plus belle de ses branches      
pour l'oiseau      
peindre aussi le vert feuillage et la fraîcheur du vent      
la poussière du soleil      
et le bruit des bêtes de l'herbe dans la chaleur de l'été      
et puis attendre que l'oiseau se décide à chanter      
Si l'oiseau ne chante pas      
C'est mauvais signe      
signe que le tableau est mauvais      
mais s'il chante c'est bon signe      
signe que vous pouvez signer      
Alors vous arrachez tout doucement      
une des plumes de l'oiseau      
et vous écrivez votre nom dans un coin du tableau
      

      To paint the portrait of a bird
      
       First paint a cage
      with an open door
      then paint
      something pretty
      something simple
      something beautiful
      something useful
      for the bird
      then place the canvas against a tree
      in a garden
      in a wood
      or in a forest
      hide behind the tree
      without speaking
      without moving …
      Sometimes the bird comes quickly
      but he can just as well spend long years
      before deciding
      Don’t get discouraged
      wait
      wait years if necessary
      the swiftness or slowness of the coming
      of the bird having no rapport
      with the success of the picture
      When the bird comes
      if he comes
      observe the most profound silence
      wait till the bird enters the cage
      and when he has entered
      gently close the door with a brush
      then
      paint out all the bars one by one
      taking care not to touch any of the feathers of the bird
      Then paint the portrait of the tree
      choosing the most beautiful of its branches
      for the bird
      paint also the green foliage and the wind’s freshness
      the dust of the sun
      and the noise of insects in the summer heat
      and then wait for the bird to decide to sing
      If the bird doesn’t sing
      it’s a bad sign
      a sign that the painting is bad
      but if he sings it’s a good sign
      a sign that you can sign
      so then so gently you pull out
      one of the feathers of the bird
      and you write your name in a corner of the picture




Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 151-152

Πηγή μετάφρασης: poetry. what else (http://inthebloodstream.wordpress.com/2007/09/10/to-paint-the-portrait-of-a-bird-jacques-prevert/)
Title: Jacques Prévert, Page d' écriture (μετάφραση στα Αγγλικά: Frédérique Marcou)
Post by: Frederique on 03 Jan, 2010, 14:49:06
Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 142-143

Page d’écriture

Deux et deux quatre
quatre et quatre huit
huit et huit font seize...
Répétez! dit le maître
Deux et deux quatre
quatre et quatre huit
huit et huit font seize.
Mais voilà l'oiseau-lyre
qui passe dans le ciel
l'enfant le voit
l'enfant l'entend
l'enfant l'appelle:
Sauve-moi
joue avec moi
oiseau!
Alors l'oiseau descend
et joue avec l'enfant
Deux et deux quatre...
Répétez! dit le maître
et l'enfant joue
l'oiseau joue avec lui...
Quatre et quatre huit
huit et huit font seize
et seize et seize qu'est-ce qu'ils font?
Ils ne font rien seize et seize
et surtout pas trente-deux
de toute façon
et ils s'en vont.
Et l'enfant a caché l'oiseau
dans son pupitre
et tous les enfants
entendent sa chanson
et tous les enfants
entendent la musique
et huit et huit à leur tour s'en vont
et quatre et quatre et deux et deux
à leur tour fichent le camp
et un et un ne font ni une ni deux
un à un s'en vont également.
Et l'oiseau-lyre joue
et l'enfant chante
et le professeur crie:
Quand vous aurez fini de faire le pitre!
Mais tous les autres enfants
écoutent la musique
et les murs de la classe
s'écroulent tranquillement.
Et les vitres redeviennent sable
l'encre redevient eau
les pupitres redeviennent arbres
la craie redevient falaise
le porte-plume redevient oiseau.


Two and two are four
four and four are eight
eight and eight make sixteen…
Repeat! Says the teacher
Two and two are four
four and four are eight
eight and eight make sixteen.
But there's the lyre bird
passing in the sky
The child sees it
the child hears it
The child calls to it:
Save me
play with me
bird!
So the bird comes down
and plays with the child
Two and two are four…
Repeat! Says the teacher
and the child plays
the bird plays with him…
Four and four are eight
eight and eight make sixteen
and sixteen and sixteen make what?
Sixteen and sixteen make nothing
and certainly not thirty-two
and they leave.

And the child hides the bird
in his desk
and all the children
hear its song
and all the children
hear the music
and eight by eight leave in turn
and four by four and two by two
take their turn to leave
and one by one make neither one nor two
one by one they also leave.
And the lyre bird plays
and the child sings
and the teacher shouts:
When will you stop being a clown!
But all the children
hear the music
and the walls of the class
quietly collapse.
And the windows become sand
the ink becomes water
the desks become trees
the chalk becomes stone
the pen holder becomes the bird.

Title: Jacques Prévert, Les oiseaux du souci
Post by: Frederique on 04 Jan, 2010, 10:23:29


Les oiseaux du souci

Pluie de plumes plumes de pluie
Celle qui vous aimait n'est plus
Que me voulez-vous oiseaux
Plumes de pluie pluie de plumes
Depuis que tu n'es plus je ne sais plus
Je ne sais plus où j'en suis
Pluie de plumes plumes de pluie
Je ne sais plus que faire
Suaire de pluie pluie de suie
Est-ce possible que jamais plus
Plumes de suie... Allez ouste dehors hirondelles
Quittez vos nids... Hein? Quoi? Ce n'est pas la saison
des voyages?...
Je m'en moque sortez de cette chambre hirondelles du
matin
Hirondelles du soir partez... Où? Hein? Alors restez
c'est moi qui m'en irai...
Plumes de suie suie de plumes je m'en irai nulle part
et puis un peu partout
Restez ici oiseaux du désespoir
Restez ici... Faites comme chez vous.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 147
Title: Jacques Prévert, Cet amour
Post by: Frederique on 05 Jan, 2010, 15:26:23
Cet amour

Cet amour
Si violent
Si fragile
Si tendre
Si désespéré
Cet amour
Beau comme le jour
Et mauvais comme le temps
Quand le temps est mauvais
Cet amour si vrai
Cet amour si beau
Si heureux
Si joyeux
Et si dérisoire
Tremblant de peur comme un enfant dans le noir
Et si sûr de lui
Comme un homme tranquille au milieu de la nuit
Cet amour qui faisait peur aux autres
Qui les faisait parler
Qui les faisait blêmir
Cet amour guetté
Parce que nous les guettions
Traqué blessé piétiné achevé nié oublié
Parce que nous l’avons traqué blessé piétiné achevé nié oublié
Cet amour tout entier
Si vivant encore
Et tout ensoleillé
C’est le tien
C’est le mien
Celui qui a été
Cette chose toujours nouvelle
Et qui n’a pas changé
Aussi vraie qu’une plante
Aussi tremblante qu’un oiseau
Aussi chaude aussi vivante que l’été
Nous pouvons tous les deux
Aller et revenir
Nous pouvons oublier
Et puis nous rendormir
Nous réveiller souffrir vieillir
Nous endormir encore
Rêver à la mort
Nous éveiller sourire et rire
Et rajeunir
Notre amour reste là
Têtu comme une bourrique
Vivant, comme le désir
Cruel comme la mémoire
Bête comme les regrets
Tendre comme le souvenir
Froid comme le marbre
Beau comme le jour
Fragile comme un enfant
Il nous regarde en souriant
Et il nous parle sans rien dire
Et moi je l’écoute en tremblant
Et je crie
Je crie pour toi
Je crie pour moi
Je te supplie
Pour toi pour moi et pour tous ceux qui s’aiment
Et qui se sont aimés
Oui je lui crie
Pour toi pour moi et pour tous les autres
Que je ne connais pas
Reste là
Là où tu es
Là où tu étais autrefois
Reste là
Ne bouge pas
Ne t’en va pas
Nous qui sommes aimés
Nous t’avons oublié
Toi ne nous oublie pas
Nous n’avions que toi sur la terre
Ne nous laisse pas devenir froids
Beaucoup plus loin toujours
Et n’importe où
Donne-nous signe de vie
Beaucoup plus tard au coin d’un bois
Dans la forêt de la mémoire
Surgis soudain
Tends-nous la main
Et sauve-nous.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 136-138

https://www.youtube.com/watch?v=komqQ9m5pUI
Title: Re: Jacques Prévert, Cet amour
Post by: spiros on 05 Jan, 2010, 15:38:49
J' aime bien Prévert -:)
Title: Re: Jacques Prévert, Cet amour
Post by: Frederique on 05 Jan, 2010, 15:46:51
Moi aussi! :-)
Title: Jacques Prévert, Le Cancre
Post by: Frederique on 09 Jan, 2010, 09:23:48
Le Cancre

Il dit non avec la tête
mais il dit oui avec le cœur
il dit oui à ce qu’il aime
il dit non au professeur
il est debout
on le questionne
et tous les problèmes sont posés
soudain le fou rire le prend
et il efface tout
les chiffres et les mots
les dates et les noms
les phrases et les pièges
et malgré les menaces du maître
sous les huées des enfants prodiges
avec des craies de toutes les couleurs
sur le tableau noir du malheur
il dessine le visage du bonheur.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 63
Title: Jacques Prévert, L'Accent grave
Post by: Frederique on 10 Jan, 2010, 20:17:08
L'Accent grave

Le Professeur
Élève Hamlet!

L’élève Hamlet
(sursautant)
...Hein... Quoi... Pardon... Qu’est-ce qui se passe...
Qu’est-ce qu’il y a... Qu’est-ce que c’est?...

Le Professeur
(mécontent)
Vous ne pouvez pas répondre "présent" comme
tout le monde? Pas possible,
vous êtes encore dans les nuages.

L’élève Hamlet
Être ou ne pas être dans les nuages!

Le Professeur
Suffit. Pas tant de manières.
Et conjuguez-moi le verbe être, comme tout le monde,
c’est tout ce que je vous demande.

L’élève Hamlet
To be…

Le Professeur
En français, s’il vous plait, comme tout le monde.

L’élève Hamlet
Bien, monsieur.
(Il conjugue:)
Je suis ou je ne suis pas
Tu es ou tu n’es pas
Il est ou il n’est pas
Nous sommes ou nous ne sommes pas...

Le Professeur
(excessivement mécontent)
Mais c’est vous qui n’y êtes pas, mon pauvre, ami!

L’élève Hamlet
C’est exact, monsieur le professeur,
Je suis "où" je ne suis pas
Et, dans le fond, hein, à la réflexion,
Être "où" ne pas être
C’est peut-être aussi la question.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 56-57
Title: Jacques Prévert, Histoire du cheval
Post by: Frederique on 11 Jan, 2010, 11:22:50
Histoire du cheval

Braves gens écoutez ma complainte
écoutez l'histoire de ma vie
c'est un orphelin qui vous parle
qui vous raconte ses petits ennuis
hue donc...

Un jour un général
ou bien c'était une nuit
un général eu donc
deux chevaux tués sous lui.
ces deux chevaux c'étaient
hue donc...
que la vie est amère
c'étaient mon pauvre père
et puis ma pauvre mère
qui c'étaient cachés sous le lit
sous le lit du général qui
qui s'était caché à l'arrière
dans une petite ville du Midi.
Le général parlait
parlait tout seul la nuit
parlait en général de ses petits ennuis
et c'est comme ça que mon père
et c'est comme ça que ma mère
hue donc...
une nuit sont morts d'ennui.

Pour moi la vie de famille était déjà finie
sortant de la table de nuit
au grand galop je m'enfuis
je m'enfuis vers la grande ville
où tout brille et tout luit
en moto j'arrive à Sabi en Paro
excusez-moi je parle cheval
un matin j'arrive à Paris en sabots
je demande à voir le lion
le roi des animaux
je reçois un coup de brancard
sur le coin du naseau
car il y avait la guerre
la guerre qui continuait
on me colle des œillères
me v'là mobilisé
et comme il y avait la guerre
la guerre qui continuait
la vie devenait chère
les vivres diminuaient
et plus il diminuaient
plus les gens me regardaient
avec un drôle de regard
et les dents qui claquaient
ils m'appelaient beefsteak
je croyais que c'était de l'anglais
hue donc...
tous ceux qu'étaient vivants
et qui me caressaient
attendaient que j'sois mort
pour pouvoir me bouffer.
Une nuit dans l'écurie
une nuit où je dormais
j'entends un drôle de bruit
une voix que je connais
c'était le vieux général
le vieux général qui revenait
qui revenait comme un revenant
avec un vieux commandant
et ils croyaient que je dormais
et ils parlaient très doucement.
Assez assez de riz à l'eau
nous voulons manger de l'animau
y a qu'à lui mettre dans son avoine
des aiguilles de phono.
Alors mon sang ne fit qu'un tour
comme un tour de chevaux de bois
et sortant de l'écurie
je m'enfuis dans les bois.

Maintenant la guerre est finie
et le vieux général est mort
est mort dans son lit
mort de sa belle mort
mais moi je suis vivant et c'est le principal
bonsoir
bonne nuit
bon appétit mon général.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 17-19
Title: Jacques Prévert, Chanson
Post by: wings on 12 Jan, 2010, 18:00:06
Chanson

Quel jour sommes-nous
Nous sommes tous les jours
Mon amie
Nous sommes toute la vie
Mon amour
Nous nous aimons et nous vivons
Nous vivons et nous nous aimons
Et nous ne savons pas ce que c'est que la vie
Et nous ne savons pas ce que c'est que le jour
Et nous ne savons pas ce que c'est que l'amour.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 177
Title: Jacques Prévert, Alicante
Post by: Frederique on 14 Jan, 2010, 20:35:03
Alicante

Une orange sur la table   
Ta robe sur le tapis   
Et toi dans mon lit   
Doux présent du présent   
Fraicheur de la nuit   
Chaleur de ma vie
.
Ένα πορτοκάλι στο τραπέζι
Το φουστάνι σου στο χαλί
Κι εσύ στο κρεβάτι μου
Γλυκιά στιγμή
Αγιάζι της νύχτας
Της ζωής μου, θαλπωρή.



Μετάφραση (ερασιτεχνική και πρωτοδημοσιευμένη): Frederique

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 24
Title: Re: Jacques Prévert
Post by: spiros on 14 Jan, 2010, 21:40:43
Δοκίμασε:

Αγιάζι της νύχτας
Της ζωής μου θαλπωρή.
Title: Re: Jacques Prévert
Post by: wings on 14 Jan, 2010, 21:42:48
Και «ένα πορτοκάλι στο τραπέζι»
Title: Re: Jacques Prévert
Post by: spiros on 14 Jan, 2010, 21:44:32
Εγώ το προτιμούσα με το κόμμα πάντως ;)

«Της ζωής μου, θαλπωρή.»
Title: Re: Jacques Prévert
Post by: wings on 14 Jan, 2010, 21:47:42
Γιατί; Πας να δημιουργήσεις ένα ποιητικό εύρημα που δεν υπάρχει στο πρωτότυπο;
Title: Re: Jacques Prévert
Post by: spiros on 14 Jan, 2010, 22:03:53
Ακριβώς. Η αλλαγή του ρυθμού έχει ιδιαίτερα ενδιαφέρουσα επίδραση. Εξάλλου, η ποίηση δεν είναι ποτέ στυγνή «μετάφραση». Μόνο προς «απόδοση» πάει...
Title: Re: Jacques Prévert
Post by: Frederique on 14 Jan, 2010, 22:09:47
Ευχαριστώ πολύ. Έχετε και οι δύο δίκιο σε αυτό που λέτε.
Title: Re: Jacques Prévert
Post by: wings on 14 Jan, 2010, 22:13:54
Συνεχίζω να μην καταλαβαίνω σε τι εξυπηρετεί αυτή η μικρή παύση στη σκέψη του αναγνώστη λόγω του κόμματος. Αν ήθελε κόμμα ο Πρεβέρ, θα το είχε βάλει μόνος του.
Title: Re: Jacques Prévert
Post by: spiros on 14 Jan, 2010, 22:14:55
Έχεις ακούσει ποτέ τον όρο «ποιητική αδεία»;

Υπάρχει και κάτι αντίστοιχο για τη μετάφραση/απόδοση/προσαρμογή ποίησης -;)
Title: Re: Jacques Prévert
Post by: wings on 14 Jan, 2010, 22:21:30
Την ποιητική ένδεια φοβάμαι. Η άδεια δεν με πειράζει. :-)
Title: Re: Jacques Prévert
Post by: spiros on 14 Jan, 2010, 22:23:57
Αδειά δεν είχε ο διάβολος...
Title: Re: Jacques Prévert
Post by: wings on 14 Jan, 2010, 22:25:43
... και βάζει κόμματα εκεί που δεν τα σπέρνουν. :-))
Title: Re: Jacques Prévert
Post by: Frederique on 14 Jan, 2010, 22:31:31
Ειρήνη υμίν δια όλοι :-)
Πάντως, πριν σας ευχαριστήσω και καληνυχτίσω:
Σωστά, ο Πρεβέρ δεν χρησιμοποιούσε στίξη. Όχι πάντα όμως. Αλλού, έβαζε.

Η μικρή παύση «το ζωντάνεψε» σε ρυθμό και εξυπηρετεί κυρίως τον αναγνώστη που θα το διαβάσει υψηλοφώνως σε άλλους (που δεν ξέρουν γαλλικά) προσπαθώντας να εξηγήσει τι λέει ο Πρεβέρ στο πρωτότυπο...
Title: Jacques Prévert, La Belle Saison
Post by: Frederique on 15 Jan, 2010, 10:10:40

La Belle Saison

A jeun perdue glacée
Toute seule sans un sou
Une fille de seize ans
Immobile debout
Place de la Concorde
A midi le Quinze Août.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 23
Title: Jacques Prévert, Pater Noster
Post by: Frederique on 16 Jan, 2010, 18:26:17

Notre Père qui êtes aux cieux
Restez-y
Et nous nous resterons sur la terre
Qui est quelquefois si jolie
Avec ses mystères de New York
Et puis ses mystères de Paris
Qui valent bien celui de la Trinité
Avec son petit canal de l’Ourcq
Sa grande muraille de Chine
Sa rivière de Morlaix
Ses bêtises de Cambrai
Avec son océan Pacifique
Et ses deux bassins aux Tuileries
Avec ses bons enfants et ses mauvais sujets
Avec toutes les merveilles du monde
Qui sont là
Simplement sur la terre
Offertes à tout le monde
Éparpillées
Émerveillées elles-mêmes d’être de telles merveilles
Et qui n’osent se l’avouer
Comme une jolie fille nue qui n’ose se montrer
Avec les épouvantables malheurs du monde
Qui sont légion
Avec leurs légionnaires
Avec leurs tortionnaires
Avec les maîtres de ce monde
Les maîtres avec leurs prêtres leurs traîtres et leurs reîtres
Avec les saisons
Avec les années
Avec les jolies filles et avec les vieux cons
Avec la paille de la misère pourrissant dans l’acier des canons.


Πάτερ ημών ο εν τοις ουρανοίς
Κάτσε εκεί ψηλά
Κι εμείς θα μείνουμε στη γη
Που μερικές φορές είναι τόσο ωραία
Με τα μυστήρια της Νέας Υόρκης της
Κι ακόμα με τα μυστήρια των Παρισίων της
Που αξίζουν όσο κι εκείνο της Αγίας Τριάδος
Με το μικρό κανάλι της του Ουρκ
Το μακρύ τείχος της Κίνας
Τον ποταμό της του Μορλέ
Τις καραμέλες του Καμπρέ
Με τον Ειρηνικό της Ωκεανό
Και τις δύο λίμνες της του Κεραμεικού
Με τα καλά παιδιά της και τα κακά της υποκείμενα
Με όλα τα θαύματα του κόσμου
Που είναι εδώ
Απλώς πάνω στη γη
Στη διάθεση του καθενός
Σκορπισμένα
Όλο έκπληξη και τα ίδια που είναι τόσο θαυμάσια
Και που δεν τολμούν να το παραδεχτούν
Όπως ένα όμορφο γυμνό κορίτσι που δεν τολμά
να δείχνει τα κάλλη του
Με τις φριχτές αθλιότητες του κόσμου
Τις λεγεώνες
Με τους δικούς τους λεγεωνάριους
Με τους δικούς τους βασανιστές
Με τους κυρίαρχους αυτού του κόσμου
Τους κυρίαρχους με τους ιερείς τους και τους προδότες τους
και τους γαλονάδες τους
Με τις εποχές
Με τα χρόνια
Με τα ωραία κορίτσια και τα γέρικα κωθώνια
Με τ' άχυρα της μιζέριας που σαπίζουν στ' ατσάλι των κανονιών.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 58-59

Μετάφραση: gerontakos: Πάτερ ημών ...κάτσε εκεί ψηλά! (http://gerontakos.blogspot.com/2014/03/blog-post_8454.html)



Πάτερ ημών ο εν τοις ουρανοίς
Μείνε κει
Κι εμείς θα μείνουμε στη γη
Που ’ναι φορές φορές τόσο όμορφη
Με τα Μυστήρια της Νέας Υόρκης της
Και με τα Μυστήρια των Παρισίων της
Αντάξια με τα Μυστήρια της Τριάδας
Με το μικρό κανάλι της στην Ουρκ
Με το μεγάλο σινικό της τείχος
Τον ποταμό της στο Μορλέ
Με τις μέντες του Καμπρέ
Με τον Ειρηνικό της Ωκεανό
Και τις δυο στέρνες του Κεραμεικού
Με τα παιδάκια τα καλά και με τα κωλοπαίδια
Μ’ όλα τα θαύματα του κόσμου
Που ’ναι εδώ
Απλά πάνω στη γη
Χαρισμένα σ’ όλο τον κόσμο
Σκορπισμένα
Μαγεμένα κι αυτά τα ίδια με την ομορφιά τους
Και που δεν τολμούν να τ’ ομολογήσουν
Όπως κορίτσι όμορφο
Που δεν τολμά να δείξει το κορμί του γυμνό
Με τ’ ανυπόφορα κακά του κόσμου
Λεγεώνες ολόκληρες
Με τους λεγεωνάριούς τους
Με τους βασανιστές τους
Με τους αφεντάδες τούτου του κόσμου
Τους αφεντάδες με τους παπάδες τους, τους χαφιέδες
Και τους καραβανάδες τους
Με τις εποχές
Με τα χρόνια
Με τα όμορφα κορίτσια και τους μάπες
Με το σαράκι της μιζέριας που σαπίζει μέσα στ’ ατσάλι
Των κανονιών.

Μετάφραση: Δημήτρης Καλοκύρης

https://www.youtube.com/watch?v=-iden_FrvS0
Title: Jacques Prévert, La Grasse matinée
Post by: Frederique on 19 Jan, 2010, 15:23:44
La Grasse matinée

Il est terrible
le petit bruit de l'œuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim
elle est terrible aussi la tête de l'homme
la tête de l'homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n'est pas sa tête pourtant qu'il regarde
dans la vitrine de chez Potin
il s'en fout de sa tête l'homme
il n'y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n'importe quoi qui se mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement
car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
Ça ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger
et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par les boîtes
boîtes protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégés par la crainte
que de barricades pour six malheureuses sardines..
Un peu plus loin le bistro
café-crème et croissants chauds
l'homme titube
et dans l'intérieur de sa tête
un brouillard de mots
un brouillard de mots
sardines à manger
œuf dur café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang!...
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l'assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
zéro franc soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.

Il est terrible
le petit bruit de l'œuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 79-81
Title: «La grasse matinée» de Jacques Prévert interprété par Marianne Oswald
Post by: Frederique on 19 Jan, 2010, 16:19:13

Vidéo : interprété par Marianne Oswald (http://www.wat.tv/video/prevert-grasse-matinee-xizb_f4bk_.html)

Title: Jacques Prévert, La Pèche à la baleine
Post by: Frederique on 24 Jan, 2010, 11:58:24
La Pèche à la baleine


A la pêche à la baleine, à la pêche à la baleine,
Disait le père d’une voix courroucée
A son fils Prosper, sous l’armoire allongé,
A la pêche à la baleine, à la pêche à la baleine,
Tu ne veux pas aller,
Et pourquoi donc?
Et pourquoi donc que j’irais pêcher une bête
Qui ne m’a rien fait, papa,
Va la pépé, va la pêcher toi-même,
Puisque ça te plaît,
J’aime mieux rester à la maison avec ma pauvre mère
Et le cousin Gaston.
Alors dans sa baleinière le père tout seul s’en est allé
Sur la mer démontée...
Voilà le père sur la mer,
Voilà le fils à la maison,
Voilà la baleine en colère,
Et voilà le cousin Gaston qui renverse la soupière,
La soupière au bouillon.
La mer était mauvaise,
La soupe était bonne.
Et voilà sur sa chaise Prosper qui se désole:
A la pêche à la baleine, je ne suis pas allé,
Et pourquoi donc que j’y ai pas été?
Peut-être qu’on l’aurait attrapée,
Alors j’aurais pu en manger.
Mais voilà la porte qui s’ouvre, et ruisselant d’eau
Le père apparaît hors d’haleine,
Tenant la baleine sur son dos.
Il jette l’animal sur la table, une belle baleine aux yeux bleus,
Une bête comme on en voit peu,
Et dit d’une voix lamentable :
Dépêchez-vous de la dépecer,
J’ai faim, j’ai soif, je veux manger.
Mais voilà Prosper qui se lève,
Regardant son père dans le blanc des yeux,
Dans le blanc des yeux bleus de son père,
Bleus comme ceux de la baleine aux yeux bleus :
Et pourquoi donc je dépècerais une pauvre bête qui m’a rien fait?
Tant pis, j’abandonne ma part.
Puis il jette le couteau par terre,
Mais la baleine s’en empare, et se précipitant sur le père
Elle le transperce de père en part.
Ah, ah, dit le cousin Gaston,
On me rappelle la chasse, la chasse aux papillons.
Et voilà
Voilà Prosper qui prépare les faire-part,
La mère qui prend le deuil de son pauvre mari
Et la baleine, la larme à l’œil contemplant le foyer détruit.
Soudain elle s’écrie :
Et pourquoi donc j’ai tué ce pauvre imbécile,
Maintenant les autres vont me pourchasser en moto- godille
Et puis ils vont exterminer toute ma petite famille.
Alors, éclatant d’un rire inquiétant,
Elle se dirige vers la porte et dit
A la veuve en passant :
Madame, si quelqu’un vient me demander,
Soyez aimable et répondez :
La baleine est sortie,
Asseyez-vous,
Attendez là,
Dans une quinzaine d’années, sans doute elle reviendra…


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 20-22



Εδώ (http://vodpod.com/watch/1946408-les-frres-jacques-a-la-pche-la-baleine) μπορείτε να ακούσετε τους Frères Jacques (https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Fr%C3%A8res_Jacques) να τραγουδούν «La Pèche à la baleine»

Title: Jacques Prévert, J'en ai vu plusieurs…
Post by: Frederique on 26 Jan, 2010, 19:27:32
J'en ai vu plusieurs…


J’en ai vu un qui s’était assis sur le chapeau d’un autre
il était pâle
il tremblait
il attendait quelque chose…n’importe quoi...
la guerre...la fin du monde...
il lui était absolument impossible de faire un geste ou de parler
et l’autre
l’autre qui cherchait « son » chapeau était plus pâle encore
et lui aussi tremblait
et se répétait sans cesse:
mon chapeau... mon chapeau...
et il avait envie de pleurer.
J’en ai vu un qui lisait les journaux
j’en ai vu un qui saluait le drapeau
j’en ai vu un qui était habillé de noir
il avait une montre
une chaîne de montre
un porte-monnaie
la légion d’honneur
et un pince-nez.
J’en ai vu un qui tirait son enfant par la main
et qui criait…
J’en ai vu un avec un chien
J’en ai vu un avec une canne à épée
J’en ai vu un qui pleurait
J’en ai vu un qui entrait dans une église
J’en ai vu un autre qui en sortait…

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 39-40

vidéo (http://www.wat.tv/video/jacques-prevert-j-en-ai-vu-xh42_on61_.html)
Title: Jacques Prévert, Les grandes inventions
Post by: Frederique on 31 Jan, 2010, 20:10:47
Les grandes inventions

Écoutez comme elle craque le soir l’armoire
la grande armoire à glace
la grande armoire à rafraîchir
la grande armoire à glace à rafraîchir la mémoire des lièvres
Il y a un lièvre dans chaque tiroir
et chaque lièvre dans le froid rafraîchi
comme un fruit glacé
comme un marron glacé
se trouve comme ça soudain
plongé dans son passé
mais ils ne se rappellent rien du tout
les lièvres
Mais l’homme savent a beau perfectionner les meubles
et supplier tremblant de fièvre
les lièvres
et faire l’aimable
Voyons voyons
je suis le professeur Cocon
J’ai déjà inventé le ver à. soie
vous n’allez pas me faire ça à moi
allons allons rappelez-vous
d’où venez-vous
où étiez-vous autrefois
mais les lièvres ne répondent pas
Alors le professeur installe
un grand nouveau système d’horlogerie
avec un sablier à pédale
des calendriers à coulisses
et puis un très petit arbre généalogique
avec des lapins à musique
Et puis l’infra-rouge
et le système bleu
mais rien ne bouge
c’est lamentable
dans la tête des lièvres
Il a beau se donner un mal de chien
le pauvre malheureux
mnémotechnicien
toutes ces petites bêtes
ah vraiment c’est trop bête
n’en font qu’à leur tête
Alors il tourne autour des meubles
la tête dans ses mains
et il pleure
et il pleure
Soudain il sent ses mains mouillées per les pleurs
Tiens et voilà
que je pleure maintenant
Hélas! C’est la grande pitié
des armoires à lièvres de France
Oh! lièvres
vous n’allez tout de même pas laisser pleurer un professeur
allons faites un petit effort
lièvres souvenez-vous
descendez-vous du singe
ou bien du kangourou
Lièvres
ne voyez-vous pas
comme je suis malheureux
voyons faites un tout petit effort
ce n’est tout de même pas une affaire
que de se rappeler
puisque tout le monde le fait
Lièvres
je vous en prie
souvenez-vous du jour
du fameux jour
où la tortue est arrivée avant vous
Mais du tiroir aux lièvres
aucune réponse ne vient
Tristes petits ingrats
et sales petits vauriens
pense le professeur
Et il s’assoit par terre
la tête dans les deux mains
Ah vraiment il y a des soirs comme cela
où on se demande si la terre tourne bien
et pourtant elle tourne
Et Dieu la fait tourner
c’est un fait
Dieu est bon il fait bien ce qu’il fait
c’est ce sale petit monde de lièvres
qui est mauvais
Et voilà ce bon professeur
qui rêve d’une machine à perfectionner le civet
Mais tout de même il se secoue
il lutte contre le découragement
Il se répète dans son petit soi-même
En avant en avant
En avant en avant
et il refait ses calculs
il vérifie la preuve par l’œuf
et toutes les preuves qu’il faut
et ses calculs sont justes
et sans aucun défaut
Soudain il sursaute et l’inquiétude s’installe dans sa tête
et la sueur froide
Mais alors
si mes calculs sont justes
c’est sûrement mes lièvres qui sont faux
Il se précipite vers l’armoire
mais la glace est fondue
parce que c’est le printemps
tous comme un seul homme
les lièvres ont fichu le camp
Ne vous désolez pas professeur
les lièvres s’en vont
mais les tiroirs restent
C’est la vie.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 42-45
Title: Jacques Prévert, Le retour au pays
Post by: Frederique on 12 Feb, 2010, 08:10:26
Le retour au pays

C'est un Breton qui revient au pays natal
Après avoir fait plusieurs mauvais coups
Il se promène devant les fabriques à Douarnenez
Il ne reconnaît personne
Personne ne le reconnaît
Il est très triste.
N entre dans une crêperie pour manger des crêpes
Mais il ne peut pas en manger
Il a quelque chose qui les empêche de passer
Il paye
Il sort
Il allume une cigarette
Mais il ne peut pas la fumer.
Il y a quelque chose
Quelque chose dans sa tête
Quelque chose de mauvais
Il est de plus en plus triste
Et soudain il se met à se souvenir :
Quelqu'un lui a dit quand il était petit
« Tu finiras sur l'échafaud »
Et pendant des années
Il n’a jamais osé rien faire
Pas même traverser la rue
Pas même partir sur la mer
Rien absolument rien.
Il se souvient.
Celui qui avait tout prédit c’est l’oncle Grésillard
L’oncle Grésillard qui portait malheur à tout le monde
La vache!
Et le Breton pense à sa sœur
Qui travaille à, Vaugirard
A son frère mort à la guerre
Pense à toutes les choses qu'il a vues
Toutes les choses qu'il a faites.
La tristesse se serre contre lui
Il essaie une nouvelle fois
D'allumer une cigarette
Mais il n’a Pas envie de fumer
Alors il décide d’aller chez l’oncle Grésillard.
Il y va
Il ouvre la porte
L'oncle ne le reconnaît pas
Mais lui le reconnaît
Et lui dit :
« Bonjour oncle Grésillard »
Et puis il lui tord le cou.
Et il finit sur l’échafaud à Quimper
Après avoir mangé deux douzaines de crêpes
Et fumé une cigarette.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 67-68
Title: Jacques Prévert, Le concert n'a pas été réussi
Post by: Frederique on 19 Feb, 2010, 21:56:00
Le concert n’a pas été réussi

Compagnons des mauvais jours
Je vous souhaite une bonne nuit
Et je m'en vais.
La recette a été mauvaise
C'est de ma faute
Tous les torts sont de mon côté
J'aurais dû vous écouter
J'aurais dû jouer du caniche
C'est une musique qui plaît
Mais je n'en ai fait qu'à ma tête
Et puis je me suis énervé.
Quand on joue du chien à poil dur
Il faut ménager son archet
Les gens ne viennent pas au concert
Pour entendre hurler à la mort
Et cette chanson de la Fourrière
Nous a causé le plus grand tort.
Compagnons des mauvais jours
Je vous souhaite une bonne nuit
Dormez
Rêvez
Moi je prends ma casquette
Et puis deux ou trois cigarettes dans le paquet
Et je m'en vais...
Compagnons des mauvais jours
Pensez à moi quelquefois
Plus tard...
Quand vous serez réveillés
Pensez à celui qui joue du phoque et du saumon fumé
Quelque part...
Le soir
Au bord de la mer
Et qui fait ensuite la quête
Pour acheter de quoi manger
Et de quoi boire...
Compagnons des mauvais jours
Je vous souhaite une bonne nuit...
Dormez
Rêvez
Moi je m'en vais.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 69-70
Title: Jacques Prévert, Événements
Post by: Frederique on 20 Feb, 2010, 14:46:25
Événements

Une hirondelle vole dans le ciel
vole vers son nid
son nid où il y a des petits
elle leur apporte une ombrelle
des vers de vase des pissenlits
un tas de choses pour amuser les enfants
dans la maison où il y a le nid
un jeune malade crève doucement dans son lit
dans son lit
sur le trottoir devant la porte
sur le trottoir devant la porte
il y a un type qui est noir et qui débloque
derrière la porte un garçon embrasse une fille
un peu plus loin au bout de la rue
un pédéraste regarde un autre pédéraste
et lui fait adieu de la main
l'un des deux pleure
l'autre fait semblant
il a une petite valise
il tourne le coin de la rue
et dès qu'il est seul il sourit
l'hirondelle repasse dans le ciel
et le pédéraste la voit
Tiens unh hirondelle...
et il continue son chemin
dans son lit le jeune malade meurt
l'hirondelle passe devant la fenêtre
regarde à travers le carreau
Tiens un mort...
elle vole un étage plus haut
et voit à travers la vitre
un assassin la tête dans les mains
la victime est rangée dans un coin
repliée sur elle-même
Encore un mort dit l'hirondelle...
l'assassin la tête dans les mains
se demande comment il va sortir de là
il se lève et prend une cigarette
et se rassoit
l'hirondelle le voit
dans son bec elle tient une allumette
elle frappe au carreau avec son bec
l'assassin ouvre la fenêtre
prend l'allumette
Merci hirondelle...
et il allume sa cigarette
Il n'y a pas de quoi dit l'hirondelle
c'est la moindre des choses
et elle s'envole à tire-d'aile...
l'assassin referme la fenêtre
s'assied sur une chaise et fume
la victime se lève et dit
C'est embêtant d'être mort
on est tout froid
Fume ça te réchauffera
l'assassin lui donne la cigarette
et la victime dit Je vous en prie
C'est la moindre des choses dit l'assassin
je vous dois bien ça
il prend son chapeau il le met sur la tête
et il s'en va
il marche dans la rue
soudain il s'arrête
il pense à une femme qu'il a beaucoup aimée
c'est à cause d'elle qu'il a tué
cette femme il ne l'aime plus
mais jamais il n'a osé le lui dire
il ne veut pas lui faire de la peine
de temps en temps il tue quelqu'un pour elle
ça lui fait tellement plaisir
à cette femme
lui il mourrait plutôt que de la faire souffrir
il s'en fout de souffrir l'assassin
mais quand c'est les autres qui souffrent
il devient fou
sonné
cinglé
hors de lui
il fait n'importe quoi n'importe où n'importe quand
et puis après il fout le camp
chacun son métier
y en a qui tuent
d'autres qui sont tués
il faut bien que tout le monde vive
Si t'appelles ça vivre
l'assassin a parlé tout haut
et le type qui l'interpelle
est assis sur le trottoir
c'est un chômeur
il reste là du matin au soir
assis sur le trottoir
il attend que ça change
Tu sais d'où je viens lui dit l'assassin
l'autre secoue la tête
Je viens de tuer quelqu'un
Il faut bien que tout le monde meure
répond le chômeur
et soudain à brûle-pourpoint
Avez-vous des nouvelles?
Des nouvelles de quoi?
Des nouvelles du monde
des nouvelles du monde... il paraît qu'il va changer
la vie va devenir très belle
tous les jours on pourra manger
il y aura beaucoup de soleil
tous les hommes seront grandeur naturelle
et personne ne sera humilié
mais voilà l'hirondelle qui revient
l'assassin s'en va
le chômeur reste là
et il se tait
il écoute les bruits
il entend des pas
et il les compte
pour passer le temps machinalement
1 2 3 4 5 etc... etc...
jusqu'à cent... plusieurs fois...
c'est un homme qui fait les cent pas
au rez-de-chaussée
dans une chambre remplie de paperasses
il a une grosse tête de penseur
des lunettes en écaille
une grosse tête de roseau bien pensant
il fait les cent pas et il cherche
il cherche quelque chose qui le fera devenir quelqu'un
et quand on frappe à sa porte il dit
Je n'y suis pour personne
il cherche
il cherche quelque chose qui le fera devenir quelqu'un
le monde entier pourrait bien frapper à sa porte
le monde entier pourrait bien se rouler sur le paillasson
et gémir
et pleurer
et supplier
demander à boire
à boire ou à manger
qu'il n'ouvrirait pas...
il cherche
il cherche la fameuse machine à peser les balances
lorsqu'il l'aura trouvée
la fameuse machine à peser les balances
il sera l'homme le plus célèbre de son pays
le roi des poids et mesures
des poids et mesures de la France
et en lui-même il pousse de petits cris
vive papa
vive moi
vive la France
soudain il se cogne l'orteil contre le pied du lit
c'est dur le pied d'un lit
plus dur que le pied d'un génie
et voilà le roseau pensant sur le tapis
berçant son pauvre pied endolori
dehors le chômeur hoche la tête
sa pauvre tête bercée par l'insomnie
près de lui un taxi s'arrête
des êtres humains descendent ils sont en deuil
en larmes et sur leur trente et un
l'un d'eux paie le chauffeur
le chauffeur s'en va
avec son taxi
un autre humain l'appelle donne une adresse et monte
le taxi repart 25 rue de Châteaudun
le chauffeur a l'adresse dans la mémoire
il la garde juste le temps qu'il faut
mais c'est tout de même un drôle de boulot...
et quand il a la fièvre
quand il est noir quand il est couché le soir
des miniers et des milliers d'adresses
arrivent à toute vitesse et se bagarrent dans sa mémoire
il a la tête comme un bottin
comme un plan
alors il prend cette tête entre ses mains
avec le même geste que l'assassin
et il se plaint tout doucement
222 rue de Vaugirard
33 rue de Ménilmontant
Grand Palais
Gare Saint-Lazare
rue des derniers des Mohicans
c'est fou ce que l'homme invente
pour abîmer l'homme
et comme tout ça se passe tranquillement
l'homme croit vivre et pourtant il est déjà presque mort
et depuis très longtemps
il va et il vient dans un triste décor
couleur de vie de famille
couleur de jour de l'an
avec le portrait de la grand-mère
du grand-père et de l'oncle Ferdinand
celui qui puait tellement des oreilles
et qui n'avait plus qu'une seule dent
l'homme se balade dans un cimetière
et promène en laisse son ennui
il n'ose rien dire
il n'ose rien faire
il a hâte que ça soit fini
aussi quand arrive la guerre
il est fin prêt pour être crôni
et celui qu'on assassine
une fois sa terreur passée
il fait ouf et dit Je vous remercie
me voilà bien débarrassé
………………………………………………
ainsi l'assassiné roule sur soi-même
et baignant dans son sang
il est très calme
et ça fait plaisir à voir
ce cadavre bien rangé dans un coin
dans ce coquet petit logement
il y a un silence de mort
On se croirait à l'église dit une mouche en entrant
c'est émouvant
et toutes les mouches réunies font entendre un pieux bourdonnement
puis elles s'approchent de la flaque
de la grande flaque de sang
mais la doyenne des mouches leur dit
Halte là mes enfants
remercions le bon dieu des mouches de ce festin improvisé
et sans une fausse note toutes les mouches entonnent le bénédicité
l'hirondelle passe et fronce les sourcils
elle a horreur de ces simagrées
les mouches sont pieuses
l'hirondelle est athée
elle est vivante
elle est belle
elle vole vite
il y a un bon Dieu pour les mouches
un bon Dieu pour les mites
pour les hirondelles il n'y a pas de bon Dieu
elles n'en ont pas besoin...
l'hirondelle continue son chemin et voit
à travers les brise-bise d'une autre fenêtre
autour du jeune mort toute la famille assise
elle est arrivée en taxi
en larmes en deuil et sur son trente et un
elle veille le mort
elle reste là
si la famille ne restait pas là
le mort s'enfuirait peut-être
ou bien peut-être qu'une autre famille viendrait
et le prendrait
quand on a un mort on y tient
et quand on n'en a pas on en voudrait bien un
Les gens sont tellement mesquins
n'est-ce pas oncle Gratien
A qui le dites-vous
les gens sont jaloux
ils nous prendraient notre mort
notre mort à nous
ils pleureraient à notre place
c'est ça qui serait déplacé
et chacun dans l'armoire à glace
chacun se regarde pleurer...
un chômeur assis sur le trottoir
un taxi sur un boulevard
un mort
un autre mort
un assassin
un arrosoir
une hirondelle qui va et vient
dans le ciel couleur de ciel
un gros nuage éclate enfin
la grêle...
des grêlons gros comme le poing
tout le monde respire
Ouf
il ne faut pas se laisser abattre
il faut se soutenir
manger
les mouches lapent
les petits de l'hirondelle mangent le pissenlit
la famille la mortadelle
l'assassin une botte de radis
le chauffeur de taxi au rendez-vous des chauffeurs
rue de Tolbiac
mange une escalope de cheval
tout le monde mange sauf les morts
tout le monde mange
les pédérastes... les hirondelles...
les girafes... les colonels...
tout le monde mange
sauf le chômeur
le chômeur qui ne mange pas parce qu'il n'a rien à manger
il est assis sur le trottoir
il est très fatigué
depuis le temps qu'il attend que ça change
il commence à en avoir assez
soudain il se lève
soudain il s'en va
à la recherche des autres
des autres
des autres qui ne mangent pas parce qu'ils n'ont rien à manger
des autres tellement fatigués
des autres assis sur les trottoirs
et qui attendent
qui attendent que ça change et qui en ont assez
et qui s'en vont à la recherche des autres
tous les autres
tous les autres tellement fatigués
fatigués d'attendre
fatigués...
Regardez dit l'hirondelle à ses petits
ils sont des milliers
et les petits passent la tête hors du nid
et regardent les hommes marcher
S'ils restent bien unis ensemble
ils mangeront dit l'hirondelle
mais s'ils se séparent ils crèveront
Restez ensemble hommes pauvres
restez unis
crient les petits de l'hirondelle
Restez ensemble hommes pauvres
restez unis
crient les petits
quelques hommes les entendent
saluent du poing
et sourient.

1937

Jacques Prévert, Paroles, « Événements » ( paru dans «Les Cahiers G.L.M.» en 1937) Éditions Gallimard, 1949, p. 46 – 55

Title: Jacques Prévert, Dans ma maison
Post by: Frederique on 21 Feb, 2010, 17:07:39

Dans ma maison

Dans ma maison vous viendrez
D'ailleurs ce n'est pas ma maison
Je ne sais pas à qui elle est
Je suis entré comme ça un jour
Il n'y avait personne
Seulement des piments rouges accrochés au mur blanc
Je suis resté longtemps dans cette maison
Personne n'est venu
Mais tous les jours et tous les jours
Je vous ai attendue

Je ne faisais rien
C'est-à-dire rien de sérieux
Quelquefois le matin
Je poussais des cris d'animaux
Je gueulais comme un âne
De toutes mes forces
Et cela me faisait plaisir
Et puis je jouais avec mes pieds
C'est très intelligent les pieds
Ils vous emmènent très loin
Quand vous voulez aller très loin
Et puis quand vous ne voulez pas sortir
Ils restent là ils vous tiennent compagnie
Et quand il y a de la musique ils dansent
On ne peut pas danser sans eux
Faut être bête comme l'homme l'est si souvent
Pour dire des choses aussi bêtes
Que bête comme ses pieds gai comme un pinson
Le pinson n'est pas gai
Il est seulement gai quand il est gai
Et triste quand il est triste ou ni gai ni triste
Est-ce qu'on sait ce que c'est un pinson
D'ailleurs il ne s'appelle pas réellement comme ça
C'est l'homme qui a appelé cet oiseau comme ça
Pinson pinson pinson pinson

Comme c'est curieux les noms
Martin Hugo Victor de son prénom
Bonaparte Napoléon de son prénom
Pourquoi comme ça et pas comme ça
Un troupeau de bonapartes passe dans le désert
L'empereur s'appelle Dromadaire
Il a un cheval caisse et des tiroirs de course
Au loin galope un homme qui n'a que trois prénoms
Il s'appelle Tim-Tam-Tom et n'a pas de grand nom
Un peu plus loin encore il y a n'importe qui
Beaucoup plus loin encore il y a n'importe quoi
Et puis qu'est-ce que ça peut faire tout ça

Dans ma maison tu viendras
Je pense à autre chose mais je ne pense qu'à ça
Et quand tu seras entrée dans ma maison
Tu enlèveras tous tes vêtements
Et tu resteras immobile nue debout avec ta bouche rouge
Comme les piments rouges pendus sur le mur blanc
Et puis tu te coucheras et je me coucherai près de toi
Voilà
Dans ma maison qui n'est pas ma maison tu viendras.


Jacques Prévert, Paroles, « Dans ma maison » Éditions Gallimard, 1949, p. 82, 83

Title: Jacques Prévert, Chasse à l'enfant
Post by: Frederique on 25 Feb, 2010, 09:24:59

https://www.youtube.com/watch?v=icncm6MwdYk

Chasse à l’enfant

A Marianne Oswald

Bandit! Voyou! Voleur! Chenapan!

Au-dessus de l'île on voit des oiseaux
Tout autour de l'île il y a de l'eau

Bandit! Voyou! Voleur! Chenapan!

Qu'est-ce que c'est que ces hurlements

Bandit! Voyou! Voleur! Chenapan!

C'est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l'enfant

Il avait dit J'en ai assez de la maison de redressement
Et les gardiens à coups de clefs lui avaient brisé les dents
Et puis ils l'avaient laissé étendu sur le ciment

Bandit! Voyou! Voleur! Chenapan!

Maintenant il s'est sauvé
Et comme une bête traquée
Il galope dans la nuit
Et tous galopent après lui
Les gendarmes les touristes les rentiers les artistes

Bandit! Voyou! Voleur! Chenapan!

C'est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l'enfant
Pour chasser l'enfant pas besoin de permis
Tous les braves gens s'y sont mis
Qu'est-ce qui nage dans la nuit
Quels sont ces éclairs ces bruits
C'est un enfant qui s'enfuit
On tire sur lui à coups de fusil

Bandit! Voyou ! Voleur ! Chenapan!

Tous ces messieurs sur le rivage
Sont bredouilles et verts de rage

Bandit! Voyou! Voleur! Chenapan!

Rejoindras-tu le continent rejoindras-tu le continent
Au-dessus de l'île on voit des oiseaux
Tout autour de l'île il y a de l'eau.


Jacques Prévert, Paroles, « Chasse à l’enfant » Éditions Gallimard, 1949, p. 84, 85

https://www.youtube.com/watch?v=nPCZDaKPM8s


La Chasse à l'enfant est un poème de Jacques Prévert qui évoque la mutinerie d'août 1934 de Belle-Île-en-Mer.
Dès 1902, le Ministère de la Justice établit sur la Haute-Boulogne, une colonie pénitentiaire pour mineurs «délinquants» avec une école de matelotage : un bateau avec son gréement était placé au milieu de la cour, mais les détenus ne sortaient pas en mer. Rapidement, le domaine de Bruté est acheté et transformé en «centre d'apprentissage agricole» et aussi de mécanique diésel, ce qui permet d'augmenter la capacité d'accueil des enfants et de diversifier leur formation. Une célèbre révolte des enfants a lieu en 1934 ; après que les moniteurs ont tabassé un pupille, les jeunes détenus se sont soulevés et enfuis.
Une prime de 20 francs a été offerte à quiconque capturerait un fugitif. Cette mutinerie a déclenché une campagne de presse faisant connaître au monde entier les conditions de détention, demandant la fermeture de bagne d'enfants. Ces conditions furent améliorées pour l'occasion mais la colonie ne fut définitivement fermée qu'en 1977.
Les bâtiments de la Haute-Boulogne, qui avaient été complètement rénovés, sont, depuis utilisés comme locaux pour accueillir des colonies de vacances pour jeunes enfants. Jacques Prévert et Marcel Carné (La Fleur de l'âge) ont rendu un vibrant hommage aux jeunes héros de cette période sombre de l'histoire de Belle-Île.
Wikipédia (https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Chasse_%C3%A0_l%27enfant)

Jean guidoni - La chasse à l'enfant - clip Sin le Noble (http://www.in.com/videos/watchvideo-jean-guidoni-la-chasse-lenfant-clip-sin-le-noble-3315246.html)


Title: Jacques Prévert, familiale
Post by: Frederique on 28 Feb, 2010, 13:59:53
familiale


La mère fait du tricot
Le fils fait la guerre
Elle trouve ça tout naturel la mère
Et le père qu'est-ce qu'il fait le père?
Il fait des affaires
Sa femme fait du tricot
Son fils la guerre
Lui des affaires
Il trouve ça tout naturel le père
Et le fils et le fils
Qu'est-ce qu'il trouve le fils?
Il ne trouve rien absolument rien le fils
Le fils sa mère fait du tricot son père des affaires lui la guerre
Quand il aura fini la guerre
Il fera des affaires avec son père
La guerre continue la mère continue elle tricote
Le père continue il fait des affaires
Le fils est tué il ne continue plus
Le père et la mère vont au cimetière
Ils trouvent ça naturel le père et la mère
La vie continue la vie avec le tricot la guerre les affaires
Les affaires la guerre le tricot la guerre
Les affaires les affaires et les affaires
La vie avec le cimetière..


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 86
Title: Jacques Prévert, familiale → Jacques Prévert, family
Post by: Frederique on 28 Feb, 2010, 14:22:34
Jacques Prévert, familiale         
         
         
         
La mère fait du tricot         
Le fils fait la guerre         
Elle trouve ça tout naturel la mère         
Et le père qu'est-ce qu'il fait le père?         
Il fait des affaires         
Sa femme fait du tricot         
Son fils la guerre         
Lui des affaires         
Il trouve ça tout naturel le père         
Et le fils et le fils         
Qu'est-ce qu'il trouve le fils?         
Il ne trouve rien absolument rien le fils         
Le fils sa mère fait du tricot son père des affaires lui la guerre         
Quand il aura fini la guerre         
Il fera des affaires avec son père         
La guerre continue la mère continue elle tricote         
Le père continue il fait des affaires         
Le fils est tué il ne continue plus         
Le père et la mère vont au cimetière         
Ils trouvent ça naturel le père et la mère         
La vie continue la vie avec le tricot la guerre les affaires         
Les affaires la guerre le tricot la guerre         
Les affaires les affaires et les affaires         
La vie avec le cimetière
   
      

Jacques Prévert, family   
English translation by Frederique   
   
   
The mother knits   
The son makes war   
The mother finds this completely natural   
And the father what does he do?   
Business as always   
His wife knits   
His son goes to war   
Him, business as always   
The father finds this completely natural   
And the son and the son   
What does the son think?   
He thinks nothing at all, the son   
The son's mother knits, his father, business as always, he goes to war   
When he has finished with war   
He will do business as usual with his father   
The war goes on, the mother continues to knit   
The father continues with business   
The son is killed and doesn't continue   
The father and the mother go to the cemetery   
They find this completely natural, the father and the mother   
Life goes on, life with the knitting the war and business as always   
Business, war, knitting, war   
Business, business and more business   
Life with the cemetery
   



Πρόκειται για μετάφραση που δημοσιεύω πρώτη φορά. Σίγουρα ερασιτεχνική γιατί την έκανα προσωπικά για έναν φίλο εξηγώντας του απλά τι λέει το ποίημα. Πρόσθεσα και στίξη. Ας με συγχωρέσει ο Prévert εκεί που βρίσκεται. Για μένα, ο Prévert δεν πρέπει να μεταφράζεται..

μεταφράσεις που βρήκα στο διαδίκτυο (http://www.leftfield.org/~artemis/poitry/familiale.html)
Title: Jacques Prévert, Sables mouvants
Post by: Frederique on 14 Mar, 2010, 10:54:16

Sables mouvants

Démons et merveilles
Vents et marées
Au loin déjà la mer s'est retirée
Et toi
Comme une algue doucement caressée par le vent
Dans les sables du lit tu remues en rêvant
Démons et merveilles
Vents et marées
Au loin déjà la mer s'est retirée
Mais dans tes yeux entr'ouverts
Deux petites vagues sont restées
Démons et merveilles
Vents et marées
Deux petites vagues pour me noyer.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 153
Title: Jacques Prévert, Les belles familles
Post by: Frederique on 14 Mar, 2010, 11:14:28

Les belles familles

Louis I
Louis II
Louis III
Louis IV
Louis V
Louis VI
Louis VII
Louis VIII
Louis IX
Louis X (dit le Hutin)
Louis XI
Louis XII
Louis XIII
Louis XIV
Louis XV
Louis XVI
Louis XVIII
et plus personne plus rien...
Qu'est-ce que c'est que ces gens-là
qui ne sont pas foutus
de compter jusqu'à vingt?


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 159
Title: Jacques Prévert, Le grand homme
Post by: Frederique on 14 Mar, 2010, 11:21:49

Le grand homme

Chez un tailleur de pierre
où je l’ai rencontré
il faisait prendre ses mesures
pour la postérité.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 156
Title: Jacques Prévert, Le droit chemin
Post by: Frederique on 14 Mar, 2010, 11:27:49

Le droit chemin

A chaque kilomètre
chaque année
des vieillards au front borné
indiquent aux enfants la route
d’un geste de ciment armé.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 155
Title: Jacques Prévert, Chanson de l'oiseleur
Post by: Frederique on 16 Mar, 2010, 13:19:53

Chanson de l’oiseleur

L'oiseau qui vole si doucement
L'oiseau rouge et tiède comme le sang
L'oiseau si tendre l'oiseau moqueur
L'oiseau qui soudain prend peur
L'oiseau qui soudain se cogne
L'oiseau qui voudrait s'enfuir
L'oiseau seul et affolé
L'oiseau qui voudrait vivre
L'oiseau qui voudrait chanter
L'oiseau qui voudrait crier
L'oiseau rouge et tiède comme le sang
L'oiseau qui vole si doucement
C'est ton cœur jolie enfant
Ton cœur qui bat de l'aile si tristement
Contre ton sein si dur si blanc.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 150
Title: Jacques Prévert, Le désespoir est assis sur un banc
Post by: Frederique on 16 Mar, 2010, 13:35:17
Le désespoir est assis sur un banc

Dans un square sur un banc
Il y a un homme qui vous appelle quand on passe
Il a des binocles un vieux costume gris
Il fume un petit ninas il est assis
Et il vous appelle quand on passe
Ou simplement il vous fait signe
Il ne faut pas le regarder
Il ne faut pas l'écouter
Il faut passer
Faire comme si on ne le voyait pas
Comme si on ne l'entendait pas
Il faut passer presser le pas
Si vous le regardez
Si vous l'écoutez
Il vous fait signe et rien personne
Ne peut vous empêcher d'aller vous asseoir près de lui
Alors il vous regarde et sourit
Et vous souffrez atrocement
Et l'homme continue de sourire
Et vous souriez du même sourire
Exactement
Plus vous souriez plus vous souffrez
Atrocement
Plus vous souffrez plus vous souriez
Irrémédiablement
Et vous restez là
Assis figé
Souriant sur le banc
Des enfants jouent tout près de vous
Des passants passent
Tranquillement
Des oiseaux s'envolent
Quittant un arbre
Pour un autre
Et vous restez là
Sur le banc
Et vous savez vous savez
Que jamais plus vous ne jouerez
Comme ces enfants
Vous savez que jamais plus vous ne passerez
Tranquillement
Comme ces passants
Que jamais plus vous ne vous envolerez
Quittant un arbre pour un autre
Comme ces oiseaux.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 148 -149
Title: Jacques Prévert, Fille d'acier
Post by: Frederique on 16 Mar, 2010, 13:49:34

Fille d'acier

Fille d'acier je n'aimais personne dans le monde
Je n'aimais personne sauf celui que j'aimais
Mon amant mon amant celui qui m'attirait
Maintenant tout a changé est-ce lui qui a cessé de
m'aimer
Mon amant qui a cessé de m'attirer est-ce moi?
Je ne sais pas et puis qu'est-ce que ça peut faire tout ça?
Maintenant je suis couchée sur la paille humide de
l'amour
Toute seule avec tous les autres toute seule désespérée
Fille de fer-blanc fille rouillée
O mon amant mon amant mort ou vivant
Je veux que tu te rappelles autrefois
Mon amant celui qui m'aimait et que j'aimais.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 146
Title: Jacques Prévert, La Gène
Post by: Frederique on 16 Mar, 2010, 14:12:15

La Gène

Ils sont à table
Ils ne mangent pas
Ils ne sont pas dans leur assiette
Et leur assiette se tient toute droite
Verticalement derrière leur tète.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 158
Title: Jacques Prévert, L'Ecole des Beaux-Arts
Post by: Frederique on 20 Mar, 2010, 09:43:10

L’Ecole des Beaux-Arts

Dans une boîte de paille tressée
Le père choisit une petite boule de papier
Et il la jette
Dans la cuvette
Devant ses enfants intrigués
Surgit alors
Multicolore
La grande fleur japonaise
Le nénuphar instantané
Et les enfants se taisent
Émerveillés
Jamais plus tard dans leur souvenir
Cette fleur ne pourra se faner
Cette fleur subite
Faite pour eux
A la minute
Devant eux.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 160
Title: Jacques Prévert, Epiphanie
Post by: Frederique on 20 Mar, 2010, 09:54:13

Epiphanie

Sur un trône de paille
un cheval couronné
un âne le fait rire
vêtu comme un jockey

Devinettes aimables
farces du bon vieux temps
écoutez les chansons
les rires des paysans
ils ont tiré les rois
et ils sont bien contents
ils ont tiré le roi
et la reine en même temps
écoutez les chansons
les rires des paysans
le roi la bouche pleine
et le verre à la main
est couché sous la table
et baigne dans son sang
il a le ventre ouvert
un petit baigneur dedans
et le sang est très rouge
et le baigneur tout blanc

Devinettes aimables
farces du bon vieux temps
sur la porte du palais
la reine droite et blême
est soigneusement clouée
ses yeux sont grands ouverts
son regard est très dur
elle est coupée en deux
comme un panari mûr

Devinettes aimables
farces du bon vieux temps
sur un trône de paille
un cheval couronné
un âne le fait rire
vêtu comme un jockey.



Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 161-162
Title: Jacques Prévert, Écritures Saintes
Post by: Frederique on 21 Mar, 2010, 10:35:55

Écritures Saintes


A Paul et Virginie
au tenon et à la mortaise
à la chèvre et au chou
à la paille et à la poutre
au-dessus et au-dessous du panier
à Saint-Pierre et à Miquelon
à la une et à la deux
à la mygale et à la fourmi
au zist et au zest
à votre santé et à la mienne
au bien et au mal
à Dieu et au Diable
à Laurel et à Hardy.

Dieu est un grand lapin
il habite plus haut que la terre
tout en haut là-haut dans les cieux
dans son grand terrier nuageux.
Le diable est un grand lièvre rouge
avec un fusil tout gris
pour tirer dans l'ombre de la nuit
mais Dieu est un gros lapin
il a l'oreille du monde
il connaît la musique
une fois il a eu un grand fils
un joyeux lapin
et il l'a envoyé sur la terre
pour sauver les lapins d'en bas
et son fils a été rapidement liquidé
et on l'a appelé civet.
Évidemment il a passé de bien mauvais moments
et puis il a repris du poil de la bête
il s'est remis les os en place
les reins le râble la tête et tout
et il a fait un bond prodigieux
et le voilà maintenant rude lapin
bondissant dans les cieux
à la droite et à la gauche
du grand lapin tout-puissant.
Et le diable tire dans l'ombre
et revient bredouille chaque nuit
rien dans son charnier
rien à se mettre sous la charnière
et il pique de grandes colères
il arrache sa casquette de sur sa tête
et il la piétine dans la poussière
et après il est bien avancé
et il est obligé de mettre
tous les jours que le lapin fait
son chapeau des dimanches.
Mais son chapeau des dimanches
c'est un fantôme de lapin
un feu follet des fabriques
et il fait des facéties
c'est pour cela que le diable
n'a jamais son chapeau sur la tête
pas même les jours de fête
mais à côté de sa tête
au-dessus de sa tête
ou même comme ça derrière la tête
oui
exactement à dix ou quinze centimètres
derrière sa tête
et il attrape tout le temps des migraines
de la grêle du vent
et des otites dans les oreilles.
Quand il rencontre Dieu
il est très embêté
parce qu'il doit le saluer
c'est réglementaire
puisque c'est Dieu le fondateur
du ciel et de la terre
lui il est seulement l'inventeur
de la pierre à feu
et Dieu lui dit
Je vous en prie mon ami restez couvert
mais le diable ne peut pas
mettez-vous à sa place
puisque son chapeau ne tient pas en place
alors il se rend compte
qu'il est légèrement ridicule
et il s'en retourne chez lui en courant
il allume un grand feu en pleurant
et il se regarde dans son armoire à glace
en faisant des grimaces
et puis il jette l'armoire dans le feu
et quand l'armoire se met à pétiller
à craquer à crier
il devient tout à coup très joyeux
et il se couche sur le brasier
avec une grande flamme blanche
comme oreiller
et il ronronne tout doucement
comme le feu
comme les chats quand ils sont heureux
et il rêve aux bons tours
qu'il va jouer au bon Dieu.

Dieu est aussi un prêteur sur gage
un vieil usurier
il se cache dans une bicoque
tout en haut de son mont-de-piété
et il prête à la petite semaine
au mois au siècle et à l'éternité
et ceux qui redescendent avec un peu d'argent
en bas dans la vallée le diable les attend
il leur fauche leur fric
il leur fout une volée
et s'en va en chantant la pluie et le beau temps.
Dieu est aussi un grand voyageur
et quand il voyage
pas moyen de le faire tenir en place
il s'installe dans tous les wagons
et il descend dans tous les hôtels à la fois
à ces moments-là
tous les voyageurs marchent à pied
et couchent dehors
et le diable passe
et crie
Oreillers couvertures
et tous appellent
Pst... Pst... Pst...
mais lui dit ça simplement comme ça
pour les emmerder un peu plus
il a autre chose à faire
que de s'occuper vraiment de ces gens-là
il est seulement un peu content
parce qu'ils prennent froid.

Dieu est aussi une grosse dinde de Noël
qui se fait manger par les riches
pour souhaiter la fête à son fils.
Alors les coudes sur la sainte table
le Diable regarde Dieu en face
avec un sourire de côté
et il fait du pied aux anges et Dieu est bien embêté.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 163-166


Title: Jacques Prévert, La batteuse
Post by: Frederique on 27 Mar, 2010, 16:59:04

La batteuse


La batteuse est arrivée
la batteuse est repartie

Ils ont battu le tambour
ils ont battu les tapis
ils ont tordu le linge
ils l'ont pendu
ils l'ont repassé
ils ont fouetté la crème et ils l'ont renversée
ils ont fouetté un peu leurs enfants aussi
ils ont sonné les cloches
ils ont égorgé le cochon
ils ont grillé le café
ils ont fendu le bois
ils ont cassé les œufs
ils ont fait sauter le veau avec les petits pois
ils ont flambé l'omelette au rhum
ils ont découpé la dinde
ils ont tordu le cou aux poulets
ils ont écorché les lapins
ils ont éventré les barriques
ils ont noyé leur chagrin dans le vin
ils ont claqué les portes et les fesses des femmes
ils se sont donné un coup de main
ils se sont rendu des coups de pied
ils ont basculé la table
ils ont arraché la nappe
ils ont poussé la romance
ils se sont étranglés étouffés tordus de rire
ils ont brisé la carafe d'eau frappée
ils ont renversé la crème renversée
ils ont pincé les filles
ils les ont culbutées dans le fossé
ils ont mordu la poussière
ils ont battu la campagne
ils ont tapé des pieds
tapé des pieds tapé des mains
ils ont crié et ils ont hurlé ils ont chanté
ils ont dansé
ils ont dansé autour des granges où le blé était enfermé
Où le blé était enfermé moulu fourbu vaincu battu.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 167-168
Title: Jacques Prévert, Le miroir brisé
Post by: Frederique on 27 Mar, 2010, 17:33:01

Le miroir brisé

Le petit homme qui chantait sans cesse
le petit homme qui dansait dans ma tête
le petit homme de la jeunesse
a cassé son lacet de soulier
et toutes les baraques de la fête
tout d'un coup se sont écroulées
et dans le silence de cette fête
dans le désert de cette fête
j'ai entendu ta voix heureuse
ta voix déchirée et fragile
enfantine et désolée
venant de loin et qui m'appelait
et j'ai mis ma main sur mon cœur
où remuaient
ensanglantés
les sept éclats de glace de ton rire étoilé.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 169


Yves Montand – Le Miroir Brisé (http://www.last.fm/music/Yves+Montand/_/Le+Miroir+Bris%C3%A9)
Title: Jacques Prévert, Quartier libre
Post by: Frederique on 01 Apr, 2010, 12:05:21

Quartier libre


J'ai mis mon képi dans la cage
et je suis sorti avec l'oiseau sur la tête
Alors
on ne salue plus
a demandé le commandant
Non
on ne salue plus
a répondu l'oiseau
Ah bon
excusez-moi je croyais qu'on saluait
a dit le commandant
Vous êtes tout excusé tout le monde peut se tromper
a dit l'oiseau.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 170
Title: Jacques Prévert, L'ordre nouveau
Post by: Frederique on 01 Apr, 2010, 12:07:34

L’ordre nouveau


Le soleil gît sur le sol
Litre de via rouge brisé
Une maison comme un ivrogne
Sur le pavé s'est écroulée
Et sous son porche encore debout
Une jeune fille est allongée
Un homme à genoux près d'elle
Est en train de l'achever
Dans la plaie où remue le fer
Le cœur ne cesse de saigner
Et l'homme pousse un cri de guerre
Comme un absurde cri de paon
Et son cri se perd dans la nuit
Hors la vie hors du temps
Et l'homme au visage de poussière
L'homme perdu et abîmé
Se redresse et crie « Heil Hitler ! »
D'une voix désespérée
En face de lui dans les débris
D'une boutique calcinée
Le portrait d'un vieillard blême
Le regarde avec bonté
Sur sa manche des étoiles brillent
D'autres aussi sur son képi
Comme les étoiles brillent à Noël
Sur les sapins pour les petits
Et l'homme des sections d'assaut
Devant le merveilleux chromo
Soudain se retrouve en famille
Au cœur même de l'ordre nouveau
Et remet son poignard dans sa gaine
Et s'en va tout droit devant lui
Automate de l'Europe nouvelle
Détraqué par le mal du pays
Adieu adieu Lily Marlène
Et son pas et son chant s'éloignent dans la nuit
Et le portrait du vieillard blême
Au milieu des décombres
Reste seul et sourit
Tranquille dans la pénombre
Sénile et sûr de lui.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 171-172
Title: Jacques Prévert, Au hasard des oiseaux
Post by: Frederique on 01 Apr, 2010, 19:00:28

Au hasard des oiseaux


J'ai appris très tard à aimer les oiseaux
je le regrette un peu
mais maintenant tout est arrangé
on s'est compris
ils ne s'occupent pas de moi
je ne m'occupe pas d'eux
je les regarde
je les laisse faire
tous les oiseaux font de leur mieux ils dorment l'exemple
pas l'exemple comme par exemple Monsieur Glacis qui s'est remarquablement courageusement conduit pendant la guerre ou l'exemple du petit Paul qui était si pauvre et si beau et tellement honnête avec ça et qui est devenu plus tard le grand Paul si riche si vieux si honorable et si affreux et si avare et si charitable et si pieux
ou par exemple cette vieille servante qui eut une vie et une mort exemplaires jamais de discussions pas ça l'ongle claquant sur la dent pas ça de discussion avec monsieur ou avec madame au sujet de cette affreuse question des salaires
non
les oiseaux donnent l'exemple l'exemple comme il faut
exemple des oiseaux
exemple des oiseaux
exemple les plumes les ailes le vol des oiseaux exemple le nid les voyages et les chants des oiseaux exemple la beauté des oiseaux
exemple le cœur des oiseaux
la lumière des oiseaux.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 173-174

video (https://www.youtube.com/watch?v=urHvNR6fc48)

Title: Jacques Prévert, Vous allez voir ce que vous allez voir
Post by: Frederique on 01 Apr, 2010, 19:03:50
Vous allez voir ce que vous allez voir


Une fille nue nage dans la mer
Un homme barbu marche sur l'eau
Où est la merveille des merveilles
Le miracle annoncé plus haut?

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 175

Title: Jacques Prévert, Composition française
Post by: Frederique on 11 Apr, 2010, 18:53:04

Composition française


Tout jeune Napoléon était très maigre
et officier d’artillerie
plus tard il devint empereur
alors il prit du ventre et beaucoup de pays
et le jour où il mourut il avait encore
du ventre
mais il était devenu plus petit.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 178
Title: Jacques Prévert, L'Eclipse
Post by: Frederique on 11 Apr, 2010, 18:54:58

L’Eclipse


Louis XIV qu’on appelait aussi Roi Soleil
était souvent assis sur une chaise percée
vers la fin de son règne
une nuit où il faisait très sombre
le Roi Soleil se leva de son lit
alla s’asseoir sur sa chaise
et disparut.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 179

Title: Jacques Prévert, Chanson du geôlier
Post by: Frederique on 11 Apr, 2010, 18:57:07

Chanson du geôlier


Où vas-tu beau geôlier
Avec cette clé tachée de sang
Je vais délivrer celle que j'aime
S'il en est encore temps
Et que j'ai enfermée
Tendrement cruellement
Au plus secret de mon désir
Au plus profond de mon tourment
Dans les mensonges de l'avenir
Dans les bêtises des serments
Je veux la délivrer
Je veux qu'elle soit libre
Et même de m'oublier
Et même de s'en aller
Et même de revenir
Et encore de m'aimer
Ou d'en aimer un autre
Si un autre lui plait
Et si je reste seul
Et elle en allée
Je garderai seulement
Je garderai toujours
Dans mes deux mains en creux
Jusqu'à la fin des jours
La douceur de ses seins modelés par l'amour.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 180
Title: Jacques Prévert, Le cheval rouge
Post by: Frederique on 11 Apr, 2010, 18:58:47
Le cheval rouge

Dans les manèges du mensonge
Le cheval rouge de ton sourire
Tourne
Et je suis là debout planté
Avec le triste fouet de la réalité
Et je n’ai rien à dire
Ton sourire est aussi vrai
Que mes quatre vérités.



Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 181
Title: Jacques Prévert, Les paris stupides
Post by: Frederique on 11 Apr, 2010, 19:01:12

Les paris stupides

Un certain Blaise Pascal
etc… etc…



Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 182
Title: Jacques Prévert, Premier jour
Post by: Frederique on 12 Apr, 2010, 19:30:18

Premier jour


Des draps blancs dans une armoire
Des draps rouges dans un lit
Un enfant dans sa mère
Sa mère dans les douleurs
Le père dans le couloir
Le couloir dans la maison
La maison dans la ville
La ville dans la nuit
La mort dans un cri
Et l'enfant dans la vie.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 183
Title: Jacques Prévert, Le message
Post by: Frederique on 12 Apr, 2010, 19:33:06

Le message


La porte que quelqu'un a ouverte
La porte que quelqu'un a refermée
La chaise où quelqu'un s'est assis
Le chat que quelqu'un a caressé
Le fruit que quelqu'un a mordu
La lettre que quelqu'un a lue
La chaise que quelqu'un a renversée
La porte que quelqu'un a ouverte
La route où quelqu'un court encore
Le bois que quelqu'un traverse
La rivière où quelqu'un se jette
L'hôpital où quelqu'un est mort.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 184
Title: Jacques Prévert, Fête foraine
Post by: Frederique on 12 Apr, 2010, 19:35:01

Fête foraine


Heureux comme la truite remontant le torrent
Heureux le cœur du monde
Sur son jet d'eau de sang
Heureux le limonaire
Hurlant dans la poussière
De sa voix de citron
Un refrain populaire
Sans rime ni raison
Heureux les amoureux
Sur les montagnes russes
Heureuse la fille rousse
Sur son cheval blanc
Heureux le garçon brun
Qui l'attend en souriant
Heureux cet homme en deuil
Debout dans sa nacelle
Heureuse la grosse dame
Avec son cerf-volant
Heureux le vieil idiot
Qui fracasse la vaisselle
Heureux dans son carrosse
Un tout petit enfant
Malheureux les conscrits
Devant le stand de tir
Visant le cœur du monde
Visant leur propre cœur
Visant le cœur du monde
En éclatant de rire.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 185
Title: Jacques Prévert, Chez la fleuriste
Post by: Frederique on 12 Apr, 2010, 19:36:43

Chez la fleuriste


Un homme entre chez une fleuriste
et choisit des fleurs
la fleuriste enveloppe les fleurs
l'homme met la main à sa poche
pour chercher l'argent
l'argent pour payer les fleurs
mais il met en même temps
subitement
la main sur son cœur
et il tombe

En même temps qu'il tombe
l'argent roule à terre
et puis les fleurs tombent
en même temps que l'homme
en même temps que l'argent
et la fleuriste reste là
avec l'argent qui roule
avec les fleurs qui s'abîment
avec l'homme qui meurt
évidemment tout cela est très triste
et il faut qu'elle fasse quelque chose
la fleuriste
mais elle ne sait pas comment s'y prendre
elle ne sait pas
par quel bout commencer

Il y a tant de choses à faire
avec cet homme qui meurt
ces fleurs qui s'abîment
et cet argent
cet argent qui roule
qui n'arrête pas de rouler.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 186-187
Title: Jacques Prévert, L'Épopée
Post by: Frederique on 12 Apr, 2010, 19:38:36

L’Épopée


Le tombereau de l'empereur passe interminablement
Un invalide le conduit qui marche sur une main
Une main gantée de blanc
De l'autre main il tient la bride
Il a perdu ses deux jambes dans l'histoire
Il y a de cela très longtemps
Et elles se promènent là-bas
Dans l'histoire
Chacune de son côté
Et quand elles se rencontrent
Elles se donnent des coups de pied
A la guerre comme à la guerre
Qu'est-ce que vous voulez.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 188
Title: Jacques Prévert, Le Sultan
Post by: Frederique on 12 Apr, 2010, 19:40:16

Le Sultan


Dans les montagnes de Cachemire
Vit le sultan de Salamandragore
Le jour il fait tuer un tas de monde
Et quand vient le soir il s'endort
Mais dans ses cauchemars les morts se cachent
Et le dévorent
Alors une nuit il se réveille
En poussant un grand cri
Et le bourreau tiré de son sommeil
Arrive souriant au pied du lit
S'il n'y avait pas de vivants
Dit le sultan
Il n'y aurait pas de morts
Et le bourreau répond D'accord
Que tout le reste y passe alors
Et qu'on n'en parle plus
D'accord dit le bourreau
C'est tout ce qu'il sait dire
Et tout le reste y passe comme le sultan l'a dit
Les femmes les enfants les siens et ceux des autres
Le veau le loup la guêpe et la douce brebis
Le bon vieillard intègre et le sobre chameau
Les actrices des théâtres le roi des animaux
Les planteurs de bananes les faiseurs de bons mots
Et les coqs et leurs poules les œufs avec leur coque
Et personne ne reste pour enterrer quiconque
Comme ça ça va
Bit le sultan de Salamandragore
Mais reste là bourreau
Là tout près de moi
Et tue-moi
Si jamais je me rendors.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 189-190
Title: Jacques Prévert, Et la fête continue
Post by: Frederique on 12 Apr, 2010, 19:50:47

Et la fête continue


Debout devant le zinc
Sur le coup de dix heures
Un grand plombier zingueur
Habillé en dimanche et pourtant c'est lundi
Chante pour lui tout seul
Chante que c'est jeudi
Qu'il n'ira pas en classe
Que la guerre est finie
I* le travail aussi
Que la vie est si belle
Et les filles si jolies
Et titubant devant le zinc
Mais guidé par son fil à plomb
Il s’arrête pile devant le patron
Trois paysans passeront et vous paieront
Puis disparaît dans le soleil
Sans régler les consommations
Disparaît dans le soleil tout en continuant sa chanson.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 191
Title: Jacques Prévert, Complainte de Vincent
Post by: Frederique on 12 Apr, 2010, 19:53:19

Complainte de Vincent

A Paul Éluard

A Arles où roule le Rhône
Dans l'atroce lumière de midi
Un homme de phosphore et de sang
Pousse une obsédante plainte
Comme une femme qui fait son enfant
Et le linge devient rouge
Et l'homme s'enfuit en hurlant
Pourchassé par le soleil
Un soleil d'un jaune strident
Au bordel tout près du Rhône
L'homme arrive comme un roi mage
Avec son absurde présent
Il a le regard bleu et doux
Le vrai regard lucide et fou
De ceux qui donnent tout à la vie
De ceux qui ne sont pas jaloux
Et montre à la pauvre enfant
Son oreille couchée dans le linge
Et elle pleure sans rien comprendre
Songeant à de tristes présages
Et regarde sans oser le prendre
L'affreux et tendre coquillage
Où les plaintes de l'amour mort
Et les voix inhumaines de l'art
Se mêlent aux murmures de la mer
Et vont mourir sur le carrelage
Dans la chambre où l'édredon rouge
D'un rouge soudain éclatant
Mélange ce rouge si rouge
Au sang bien plus rouge encore
De Vincent à demi mort
Et sage comme l'image même
De la misère et de l'amour
L'enfant nue toute seule sans âge
Regarde le pauvre Vincent
Foudroyé par son propre orage
Qui s'écroule sur le carreau
Couché dans son plus beau tableau
Et l'orage s'en va calmé indifférent
En roulant devant lui ses grands tonneaux de sang
L'éblouissant orage du génie de Vincent
Et Vincent reste là dormant rêvant râlant
Et le soleil au-dessus du bordel
Comme une orange folle dans un désert sans nom
Le soleil sur Arles
En hurlant tourne en rond.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 192-193

Title: Jacques Prévert, Dimanche
Post by: Frederique on 13 Apr, 2010, 19:00:05

Dimanche


Entre les rangées d'arbres de l'avenue des Gobelins
Une statue de marbre me conduit par la main
Aujourd'hui c'est dimanche les cinémas sont pleins
Les oiseaux dans les branches regardent les humains
Et la statue m'embrasse mais personne ne nous voit
Sauf un enfant aveugle qui nous montre du doigt.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 194

Title: Jacques Prévert, Le jardin
Post by: Frederique on 13 Apr, 2010, 19:06:03

Le jardin


Des milliers et des milliers d’années
Ne sauraient suffire
Pour dire
La petite seconde d’éternité
Où tu m’as embrassé
Où je t’ai embrassée
Un matin dans la lumière de l’hiver
Au parc Montsouris àParis
A Paris
Sur la terre
La terre qui est un astre.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 195
Title: Jacques Prévert, L'automne
Post by: Frederique on 13 Apr, 2010, 19:10:03

L’automne


Un cheval s’écroule au milieu d’une allée
Les feuilles tombent sur lui
Notre amour frissonne
Et le soleil aussi.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 196

Title: Jacques Prévert, Paris at night
Post by: Frederique on 14 Apr, 2010, 19:49:11

Paris at night


Trois allumettes une à une allumées dans la nuit
La première pour voir ton visage tout entier
La seconde pour voir tes yeux
La dernière pour voir ta bouche
Et l'obscurité tout entière pour me rappeler tout cela
En te serrant dans mes bras.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 197

Title: Jacques Prévert, Le bouquet
Post by: Frederique on 14 Apr, 2010, 19:51:16

Le bouquet


Que faites-vous là petite fille
Avec ces fleurs fraîchement coupées
Que faites-vous là jeune fille
Avec ces fleurs ces fleurs séchées
Que faites-vous là jolie femme
Avec ces fleurs qui se fanent
Que faites-vous là vieille femme
Avec ces fleurs qui meurent
J'attends le vainqueur.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 198


Title: Jacques Prévert, Barbara
Post by: Frederique on 14 Apr, 2010, 19:53:13

Barbara


Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là
Et tu marchais souriante
Épanouie ravie ruisselante
Sous la pluie
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest
Et je t'ai croisée rue de Siam
Tu souriais
Et moi je souriais de même
Rappelle-toi Barbara
Toi que je ne connaissais pas
Toi qui ne me connaissais pas
Rappelle-toi
Rappelle-toi quand même ce jour-là
N'oublie pas
Un homme sous un porche s'abritait
Et il a crié ton nom
Barbara
Et tu as couru vers lui sous la pluie
Ruisselante ravie épanouie
Et tu t'es jetée dans ses bras
Rappelle-toi cela Barbara
Et ne m'en veux pas si je te tutoie
Je dis tu à tous ceux que j'aime
Même si je ne les ai vus qu'une seule fois
Je dis tu à tous ceux qui s'aiment
Même si je ne les connais pas
Rappelle-toi Barbara
N'oublie pas
Cette pluie sage et heureuse
Sur ton visage heureux
Sur cette ville heureuse
Cette pluie sur la mer
Sur l'arsenal
Sur le bateau d'Ouessant
Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu'es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d'acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n'est plus pareil et tout est abîmé
C'est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n'est même plus l'orage
De fer d'acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l'eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien.


https://www.youtube.com/watch?v=tlADOD0LRTU


 Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 199-200

Title: Jacques Prévert, Inventaire
Post by: Frederique on 14 Apr, 2010, 19:55:16

Inventaire


Une pierre
deux maisons
trois ruines quatre fossoyeurs
un jardin
des fleurs

un raton laveur

une douzaine d'huîtres un citron un pain
un rayon de soleil une lame de fond
six musiciens
une porte avec son paillasson
un monsieur décoré de la légion d'honneur

un autre raton laveur

un sculpteur qui sculpte des Napoléon
la fleur qu'on appelle souci
deux amoureux sur un grand lit
un receveur des contributions une chaise trois dindons
un ecclésiastique un furoncle
une guêpe
un rein flottant
une écurie de courses
un fils indigne deux frères dominicains trois sauterelles un strapontin
deux filles de joie un oncle Cyprien
une Mater dolorosa trois papas gâteau deux chèvres de Monsieur Seguin
un talon Louis XV
un fauteuil Louis XVI
un tiroir dépareillé
une pelote de ficelle deux épingles de sûreté un monsieur âgé
une Victoire de Samothrace un comptable deux aides-comptables un homme du monde deux chirurgiens trois végétariens
un cannibale
une expédition coloniale un cheval entier une demi-pinte de bon sang une moucne tsé-tsé un homard à l'américaine un jardin à la française
deux pommes à l'anglaise
un face-à-main un valet de pied un orphelin un poumon d'acier
un jour de gloire
une semaine de bonté
un mois de Marie
une année terrible
une minute de silence
une seconde d'inattention
et...
cinq ou six ratons laveurs
un petit garçon qui entre à l'école en pleurant
un petit garçon qui sort de l'école en riant
une fourmi
deux pierres à briquet
dix-sept éléphants un juge d'instruction en vacances assis sur un pliant
un paysage avec beaucoup d'herbe verte dedans
une vache
un taureau
deux belles amours trois grandes orgues un veau marengo
un soleil d'Austerlitz
un siphon d'eau de Seltz
un vin blanc citron
un Petit Poucet un grand pardon un calvaire de pierre une échelle de corde
deux sœurs latines trois dimensions douze apôtres mille et une nuits trente-deux positions six parties du monde cinq points cardinaux dix ans de bons et loyaux services sept péchés capitaux deux doigts de la main dix gouttes avant chaque repas trente jours de prison dont quinze de cellule cinq minutes d'entr'acte
et...
plusieurs ratons laveurs.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 201-203

Title: Jacques Prévert, Tentative de description d'un diner de têtes à Paris-France
Post by: Frederique on 17 Apr, 2010, 16:41:49
Tentative de description d’un diner de têtes à Paris-France


Ceux qui pieusement…
Ceux qui copieusement...
Ceux qui tricolorent
Ceux qui inaugurent
Ceux qui croient
Ceux qui croient croire
Ceux qui croa-croa
Ceux qui ont des plumes
Ceux qui grignotent
Ceux qui andromaquent
Ceux qui dreadnoughtent
Ceux qui majusculent
Ceux qui chantent en mesure
Ceux qui brossent à reluire
Ceux qui ont du ventre
Ceux qui baissent les yeux
Ceux qui savent découper le poulet
Ceux qui sont chauves à l'intérieur de la tête
Ceux qui bénissent les meutes
Ceux qui font les honneurs du pied les morts
Ceux qui baïonnette on
Ceux qui donnent des canons aux enfants
Ceux qui donnent des enfants aux canons
Ceux qui flottent et ne sombrent pas
Ceux qui ne prennent pas Le Pirée pour un homme
Ceux que leurs ailes de géants empêchent de voler
Ceux qui plantent en rêve des tessons de bouteille sur la grande muraille de Chine
Ceux qui mettent un loup sur leur visage quand ils mangent du mouton
Ceux qui volent des œufs et qui n'osent pas les faire cuire
Ceux qui ont quatre mille huit cent dix mètres de Mont Blanc, trois cents de Tour Eiffel, vingt-cinq centimètres de tour de poitrine et qui en sont fiers
Ceux qui mamellent de la France
Ceux qui courent, volent et nous vengent, tous ceux-là, et beaucoup d'autres, entraient fièrement à l’Elysée en faisant craquer les graviers, tous ceux-là bousculaient, se dépêchaient, car il y avait un grand dîner de tête et chacun s'était fait celle qu'il voulait.
L’un d’une tête de pipe en terre, l'autre une tête d'amiral anglais ; il y en avait avec des têtes de boule puante, des têtes de Galliffet, des têtes d'animaux malades de la tête, des têtes d’Auguste Comte, des têtes de Rouget de Lisle, des têtes de sainte Thérèse, des têtes de fromage de tête, des têtes de pied, des têtes de monseigneur et des têtes de crémier.

Quelques-uns, pour faire rire le monde, portaient sur leurs épaules de charmants visages de veaux, et ces visages étaient si beaux et si tristes, avec les petites herbes vertes dans le creux des oreilles comme le goémon dans le creux des rochers, que personne ne les remarquait.

Une mère à tête de morte montrait en riant sa fille à tête d'orpheline au vieux diplomate ami de la famille qui s'était fait la tête de Soleilland.

C'était véritablement délicieusement charmant et d'un goût si sûr que lorsque arriva le Président avec une somptueuse tête d'œuf de Colomb ce fut du délire.

« C'était simple, mais il fallait y penser », dit le Président en dépliant sa serviette, et devant tant de malice et de simplicité les invités ne peuvent maîtriser leur émotion ; à travers des yeux cartonnés de crocodile un gros industriel verse de véritables larmes de joie, un plus petit mordille la table, de jolies femmes se frottent les seins très doucement et l'amiral, emporté par son enthousiasme, boit sa flûte de Champagne par le mauvais côté, croque le pied de la flûte et, l'intestin perforé, meurt debout, cramponné au bastingage de sa chaise en criant : « Les enfants d'abord ! »

Étrange hasard, la femme du naufragé, sur les conseils de sa bonne, s'était, le matin même, confectionné une étonnante tête de veuve de guerre, avec les deux grands plis d'amertume de chaque côté de la bouche, et les deux petites poches de la douleur, grises sous les yeux bleus.
Dressée sur sa chaise, elle interpelle le Président et réclame à grands cris l'allocation militaire et le droit de porter sur sa robe du soir le sextant du défunt en sautoir.

Un peu calmée elle laisse ensuite son regard de femme seule errer sur la table et, voyant parmi les hors-d'œuvre des filets de hareng, elle en prend machinalement en sanglotant, puis en reprend, pensant à l'amiral qui n'en mangeait pas si souvent de son vivant et qui pourtant les aimait tant. Stop. C'est le chef du protocole qui dit qu'il faut s'arrêter de manger, car le Président va parler.

Le Président s'est levé, il a brisé le sommet de sa c oc mile avec son couteau pour avoir moins chaud, un tuot petit peu moins chaud.

Il parle et le silence est tel qu'on entend les mouches voler et qu'on les entend si distinctement voler qu'on n'entend plus du tout le Président parler, et c'est bien regrettable parce qu'il parle des mouches, précisément, et de leur incontestable utilité dans tous les domaines et dans le domaine colonial en particulier.

« ...Car sans les mouches, pas de chasse-mouches, sans chasse-mouches pas de dey d'Alger, pas de consul», pas d'affront à venger, pas d'oliviers, pas d'Algérie, pas de grandes chaleurs, messieurs, et les grandes chaleurs, c'est la santé des voyageurs, d'ailleurs... »

Mais quand les mouches s'ennuient elles meurent, et toutes ces histoires d'autrefois, toutes ces statistiques les emplissant d'une profonde tristesse, elles commencent par lâcher une patte du plafond, puis l'autre, et tombent comme des mouches, dans les assiettes... sur les plastrons, mortes comme le dit la chanson.

« La plus noble conquête de l'homme, c'est le cheval, dit le Président... et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là. »
C'est la fin du discours; comme une orange abîmée lancée très fort contre un mur par un gamin mal élevé, la MARSEILLAISE éclate et tous les spectateurs éclaboussés par le vert-de-gris et les cuivres, se dressent congestionnés, ivres d'Histoire de France et de Pontet-Canet.

Tous sont debout, sauf l'homme à tête de Rouget de Lisle qui croit que c'est arrivé et qui trouve qu'après tout ce n'est pas si mal exécuté et puis, peu à peu, la musique s'est calmée et la mère à tête de morte en a profité pour pousser sa petite fille à tête d'orpheline du côté du Président.

Les fleurs à la main, l'enfant commence son compliment : « Monsieur le Président... » Mais l'émotion, la chaleur, les mouches, voilà qu'elle chancelle et qu'elle tombe le visage dans les fleurs, les dents serrées comme un sécateur.

L'homme à tête de bandage herniaire et l'homme à tête de phlegmon se précipitent, et la petite est enlevée, autopsiée et reniée par sa mère, qui, trouvant sur le carnet de bal de l'enfant des dessins obscènes comme on n'en voit pas souvent, n'ose penser que c'est le diplomate ami de la famille et dont dépend la situation du père qui s'est amusé si légèrement.

Cachant le carnet dans sa robe, elle se pique le sein avec le petit crayon blanc et pousse un long hurlement, et sa douleur fait peine à voir à ceux qui pensent qu'assurément voilà bien là la douleur d'une mère qui vient de perdre son enfant.

Fière d'être regardée, elle se laisse aller, elle se laisse écouter, elle gémit, elle chante :

« Où donc est-elle ma petite fille chérie, où donc est-elle ma petite Barbara qui donnait de l'herbe aux lapins et des lapins aux cobras? »

Mais le Président, qui sans doute n'en est pas à son premier enfant perdu, fait un signe de la main et la fête continue.

Et ceux qui étaient venus pour vendre du charbon et du blé vendent du charbon et du blé et de grandes îles entourées d'eau de tous côtés, de grandes îles avec des arbres à pneus et des pianos métalliques bien stylés pour qu'on n'entende pas trop les cris des indigènes autour des plantations quand les colons facétieux essaient après dîner leur carabine à répétition.

Un oiseau sur l'épaule, un autre au fond du pantalon pour le faire rôtir, l'oiseau, un peu plus tard à la maison, les poètes vont et viennent dans tous les salons.

« C'est, dit l'un d'eux, réellement très réussi. » Mais dans un nuage de magnésium le chef du protocole est pris en flagrant délit, remuant une tasse de chocolat glacé avec une cuiller à café.

« Il n'y a pas de cuiller spéciale pour le chocolat glacé, c'est insensé, dit le préfet, on aurait dû y penser, le dentiste a bien son davier, le papier son coupe-papier et les radis roses leurs raviers. »

Mais soudain tous de trembler car un homme avec une tête d'homme est entré, un homme que personne n'avait invité et qui pose doucement sur la table la tête de Louis XVI dans un panier.

C'est vraiment la grande horreur, les dents, les vieillards et les portes claquent de peur.

« Nous sommes perdus, nous avons décapité un serrurier », hurlent en glissant sur la rampe d'escalier les bourgeois de Calais dans leur chemise grise comme le cap Gris-Nez.

La grande horreur, le tumulte, le malaise, la fin des haricots, l'état de siège et dehors, en grande tenue, les mains noires sous les gants blancs, le factionnaire qui voit dans les' ruisseaux du sang et sur sa tunique une punaise pense que ça va mal et qu'il faut s'en aller s'il en est encore temps.

« J'aurais voulu, dit l'homme en souriant, vous apporter aussi les restes de la famille impériale qui repose, paraît-il, au caveau Caucasien, rue Pigalle, mais les Cosaques qui pleurent, dansent et vendent à boire veillent jalousement leurs morts.

« On ne peut pas tout avoir, je ne suis pas Ruy Blas, je ne suis pas Cagliostro, je n'ai pas la boule de verre, je n'ai pas le marc de café. Je n'ai pas la barbe en ouate de ceux qui prophétisent. J'aime beaucoup rire en société, je parle ici pour les grabataires, je monologue pour les débardeurs, je phonographe pour les splendides idiots des boulevards extérieurs et c'est tout à fait par hasard si je vous rends visite dans votre petit intérieur.

« Premier qui dit : et ta sœur, est un homme mort. Personne ne le dit, il a tort, c'était pour rire.

« Il faut bien rire un peu et, si vous vouliez, je vous| emmènerais visiter la ville mais vous avez peur des voyages, vous savez ce que vous savez et que la Tour de Pise est penchée et que le vertige vous prend quand vous vous penchez vous aussi à la terrasse des cafés.

« Et pourtant vous vous seriez bien amusés, comme le Président quand il descend dans la mine, comme Rodolphe au tapisfranc quand il va voir le chourineur, comme lorsque vous étiez enfant et qu'on vous emmenait au Jardin des Plantes voir le grand tamanoir.
« Vous auriez pu voir les truands sans cour des miracles, les lépreux sans cliquette et les hommes sans chemise couchés sur les bancs, couchés pour un instant, car c'est défendu de rester là un peu longtemps.

« Vous auriez vu les hommes dans les asiles de nuit faire le signe de la croix pour avoir un lit, et les familles de huit enfants « qui crèchent à huit dans une chambre » et, si vous aviez été sages, vous auriez eu la chance et le plaisir de voir le père qui se lève parce qu'il a sa crise, la mère qui meurt doucement sur son dernier enfant, le reste de la famille qui s'enfuit en courant et qui, pour échapper à sa misère, tente de se frayer un chemin dans le sang.

« Il faut voir, vous dis-je, c'est passionnant, il faut voir à l'heure où le bon Pasteur conduit ses brebis à la Villette, à l'heure où le fils de famille jette avec un bruit mou sa gourme sur le trottoir, à l'heure où les enfants qui s'ennuient changent de lit dans leur dortoir, il faut voir l'homme couché dans son lit-cage à l'heure où son réveil va sonner.

« Regardez-le, écoutez-le ronfler, il rêve, il rêve qu'il part en voyage, rêve que tout va bien, rêve qu'il a un coin, mais l'aiguille du réveil rencontre celle du train et l'homme levé plonge la tête dans la cuvette d'eau glacée si c'est l'hiver, fétide si c'est l'été.

« Regardez-le se dépêcher, boire son café-crème, entrer à l'usine, travailler, mais il n'est pas encore réveillé, le réveil n'a pas sonné assez fort, le café n'était pas assez fort, il rêve encore, rêve qu'il est en voyage, rêve qu'il a un coin, se penche par la portière et tombe dans un jardin, tombe dans un cimetière, se réveille et crie comme une bête, deux doigts lui manquent, la machine l'a mordu, il n'était pas là pour rêver et, comme vous pensez, ça devait arriver.

« Vous pensez même que ça n'arrive pas souvent et qu'une hirondelle ne fait pas le printemps, vous pensez qu'un tremblement de terre en Nouvelle-Guinée n'empêche pas la vigne de pousser en France, les fromages de se faire et la terre de tourner.

« Mais je ne vous ai pas demandé de penser; je vous ai dit de regarder, d'écouter, pour vous habituer, pour n'être pas surpris d'entendre craquer vos billards le jour où les vrais éléphants viendront reprendre leur ivoire.

« Car cette tête si peu vivante que vous remuez sous le carton mort, cette tête blême sous le carton drôle, cette tête avec toutes ses rides, toutes ses grimaces instruites, un jour vous la hocherez avec un air détaché du tronc et, quand elle tombera dans la sciure, vous ne direz ni oui ni non.

« Et si ce n'est pas vous, ce sera quelques-uns des vôtres, car vous connaissez les fables avec vos bergers et vos chiens, et ce n'est pas la vaisselle cérébrale qui vous manque.

« Je plaisante, mais vous savez, comme dit l'autre, un rien suffit à changer le cours des choses. Un peu de fulmicoton dans l'oreille d'un monarque malade et le monarque explose. La reine accourt à son chevet. Il n'y a pas de chevet. Il n'y a plus de palais. Tout est plutôt ruine et deuil. Là reine sent sa raison sombrer. Pour la réconforter, un inconnu, avec un bon sourire, lui donne le mauvais café. La reine en prend, la reine en meurt et les valets collent des étiquettes sur las bagages des enfants. L'homme au bon sourire revient, ouvre la plus grande malle, pousse les petits princes dedans, met le cadenas à la malle, la malle à la consigne et se retire en se frottant les mains.

« Et quand je dis, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs : le Roi, la Reine, les petits princes, c'est pour envelopper les choses, car on ne peut pas raisonnablement blâmer les régicides qui n'ont pas de roi sous la main, s'ils exercent parfois leurs dons dans leur entourage immédiat.

« Particulièrement parmi ceux qui pensent qu'une poignée de riz suffit à nourrir toute une famille de Chinois pendant de longues années.

« Parmi celles qui ricanent dans les expositions parce qu'une femme noire porte dans son dos un enfant noir et qui portent depuis six ou sept mois dans leur ventre blanc un enfant blanc et mort.
« Parmi les trente mille personnes raisonnables, composées d'une âme et d'un corps, qui défilèrent le Six Mars à Bruxelles, musique militaire en tête, devant le monument élevé au Pigeon-Soldat et parmi celles qui défileront demain à Brive-la-Gaillarde, à Rosa-la-Rose ou à Carpa-la-Juive, devant le monument du Jeune et veau marin qui périt à la guerre comme tout un chacun... »
Mais une carafe lancée de loin par un colombophile indigné touche en plein front l'homme qui racontait comment il aimait rire. Il tombe. Le Pigeon-Soldat est vengé. Les cartonnés officiels écrasent la tête de l'homme à coups de pied et la jeune fille, qui trempe en souvenir le bout de son ombrelle dans le sang, éclate d'un petit rire charmant. La musique reprend.

La tête de l'homme est rouge comme une tomate trop rouge, au bout d'un nerf un œil pend, mais sur le visage démoli, l'œil vivant, le gauche, brille comme une lanterne sur des ruines.

« Emportez-le », dit le Président, et l'homme couché sur une civière et le visage caché par une pèlerine d'agent sort de l'Elysée horizontalement, un homme derrière lui, un autre devant.

« Il faut bien rire un peu », dit-il au factionnaire et le factionnaire le regarde passer avec ce regard figé qu'ont parfois les bons vivants devant les mauvais.

Découpée dans le rideau de fer de la pharmacie une étoile de lumière brille et, comme des rois mages en mal d'enfant Jésus, les garçons bouchers, les marchands d'édredons et tous les hommes de cœur contemplent l'étoile qui leur dit que l'homme est à l'intérieur, qu'il n'est pas tout à fait mort, qu'on est en train peut-être de le soigner et tous attendent qu'il sorte avec l'espoir de l'achever.

Ils attendent, et bientôt, à quatre pattes à cause de la trop petite ouverture du rideau de fer, le juge d'instruction pénètre dans la boutique, le pharmacien l'aide à se relever et lui montre l'homme mort, la tête appuyée sur le pèse-bébé.

Et le juge se demande, et le pharmacien regarde le juge se demander si ce n'est pas le même homme qui jeta des confetti sur le corbillard du maréchal et qui, jadis, plaça la machine infernale sur le chemin du petit caporal.

Et puis ils parlent de leurs petites affaires, de leurs enfants, de leurs bronches; le jour se lève, on tire les rideaux chez le Président.

Dehors, c'est le printemps, les animaux, les fleurs, dans les bois de Clamart on entend les clameurs des enfants qui se marrent, c'est le printemps, l'aiguille s'affole dans sa boussole, le binocard entre au bocard et la grande dolichocéphale sur son sofa s'affale et fait la folle.

Il fait chaud. Amoureuses, les allumettes-tisons se vautrent sur leur trottoir, c'est le printemps, l'acné des collégiens, et voilà la fille du sultan et le dompteur de mandragores, voilà les pélicans, les fleurs sur les balcons, voilà les arrosoirs, c'est la belle saison.

Le soleil brille pour tout le monde, il ne brille pas dans les prisons, il ne brille pas pour ceux qui travaillent dans la mine,
ceux qui écaillent le poisson
ceux qui mangent la mauvaise viande
ceux qui fabriquent les épingles à cheveux
ceux qui soufflent vides les bouteilles que d'autres boiront pleines
ceux qui coupent le pain avec leur couteau
ceux qui passent leurs vacances dans les usines
ceux qui ne savent pas ce qu'il faut dire
ceux qui traient les vaches et ne boivent pas le lait
ceux qu'on n'endort pas chez le dentiste
ceux qui crachent leurs poumons dans le métro
ceux qui fabriquent dans les caves les stylos avec lesquels d'autres écriront en plein air que tout va pour le mieux
ceux qui en ont trop à dire pour pouvoir le dire
ceux qui ont du travail
ceux qui n'en ont pas
ceux qui en cherchent
ceux qui n'en cherchent pas
ceux qui donnent à boire aux chevaux
ceux qui regardent leur chien mourir
ceux qui ont le pain quotidien relativement hebdomadaire
ceux qui l'hiver se chauffent dans les églises
ceux que le suisse envoie se chauffer dehors
ceux qui croupissent
ceux qui voudraient manger pour vivre
ceux qui voyagent sous les roues
ceux qui regardent la Seine couler
ceux qu'on engage, qu'on remercie, qu'on augmente, qu'on diminue, qu'on manipule, qu'on fouille, qu'on assomme
ceux dont on prend les empreintes
ceux qu'on fait sortir des rangs au hasard et qu'on fusille
ceux qu'on fait défiler devant l'Arc
ceux qui ne savent pas se tenir dans le monde entier
ceux qui n'ont jamais vu la mer
ceux qui sentent le lin parce qu'ils travaillent le lin
ceux qui n'ont pas l'eau courante
ceux qui sont voués au bleu horizon
ceux qui jettent le sel sur la neige moyennant un salaire absolument dérisoire
ceux qui vieillissent plus vite que les autres
ceux qui ne se sont pas baissés pour ramasser l'épingle
ceux qui crèvent d'ennui le dimanche après-midi parce qu'ils voient venir le lundi et le mardi, et le mercredi, et le jeudi, et le vendredi et le samedi et le dimanche après-midi.

1931.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 5-16

Title: Jacques Prévert, Souvenirs de famille ou l'ange garde-chiourme
Post by: Frederique on 18 Apr, 2010, 16:09:06

Souvenirs de famille ou l'ange garde-chiourme


Nous habitions une petite maison aux Saintes-Maries-de-la-Mer où mon père était établi bandagiste.

C'était un grand savant. Un homme très comme il faut et d'une rectitude de vie qui commandait le respect ; chaque matin les moustiques lui piquaient la main gauche, chaque soir il perçait les cloques avec un cure-dents japonais et des petits jets d'eau se mettaient à jaillir. C'était très beau, mais cela faisait rire mes frères, alors mon père giflait l'un d'entre eux au hasard, s'enfuyait en pleurant et s'enfermait dans la cuisine qui lui servait de laboratoire.

Là, il travaillait silencieusement et près de lui, Marie-Rose, notre vieille bonne, préparait le dîner. Des bardes de lard et des bandages herniaires traînaient sur le buffet, et des bocaux remplis de cerises à l'eau-de-vie voisinaient avec d'autres où baignaient doucement dans l'alcool des vers solitaires et des bébés inachevés.

Distraite, la vieille confondait quelquefois la cloche à fromage avec la machine pneumatique ou bien elle pressait ingénument la purée de marrons avec le tampon buvard, et quand, tant bien que mal, le repas était prêt, mon père sonnait de la trompe et tout le monde se mettait à table.

Les mouches et tous les rampants du pays grouillaient sur la nappe, et les cafards sortaient du pain en se faisant des politesses et tout ce petit peuple courait à ses affaires, se planquait sous les assiettes, plongeait dans le potage et nous croquait sous la dent.

Il y avait aussi un Prêtre; il était là pour l'Éducation; il mangeait.

Mon père était l'inventeur d'une jambe artificielle perfectionnée ; sa fortune était liée à celle de la Revanche ; aussi, à chaque repas, évoquait-il en hochant douloureusement la tête le calvaire des cigognes françaises captives dans les clochers de Strasbourg.

L'abbé l'écoutait avec émotion, puis, se levant d'un coup, comme un dieu qui sort de sa boîte, la bouche pleine et brandissant sa fourchette, il lançait l'anathème contre l'école sans Dieu, les ménages sans enfants, les filles sans pantalons et la capitale ivre d'ingratitude.

Et puis c'était la jambe, la fameuse jambe.

— Vous saisissez, l'abbé, disait mon père, une vraie jambe pour ainsi dire, une jambe plus vraie que nature. Une jambe de coureur, légère et douce, une jambe de plume et qui se remonte comme un réveil !

Et, me regardant, puis regardant mes frères avec une immense tendresse, il cherchait à deviner lequel d'entre nous, plus tard, aurait la chance de porter sur sa poitrine la croix des braves et sous son pantalon l'objet d'art, la délicieuse mécanique, la jambe paternelle !

D'une voix qui s'avinait peu à peu, il parlait de ma pauvre mère « morte si jeune et si belle que des inconnus en pleuraient » ; il roulait enfin sous la table en tirant la nappe comme un suaire.

On allait se coucher, le lendemain en se levait, ainsi, tous les jours, les jours faisaient la queue les uns derrière les autres, le lundi qui pousse le mardi qui pousse le mercredi et ainsi de suite les saisons.

Les saisons, le vent, la mer, les arbres, les oiseaux. Les oiseaux, ceux qui chantent, qui partent en voyage, ceux qu'on tue; les oiseaux plumés, vidés, mangés cuits dans les poèmes ou cloués sur les portes des granges.

La viande aussi, le pain, l'abbé, la messe, mes frères, les légumes, les fruits, un malade, le docteur, l'abbé, un mort, l'abbé, la messe des morts, les feuilles vivantes, Jésus-Christ tombe pour la première fois, le Roi Soleil, le pélican lassé, le plus petit commun multiple, le général Dourakine, le Petit Chose, notre bon ange, Blanche de Castille, le petit tambour Bara, le Fruit de nos entrailles, l'abbé, tout seul ou avec un petit camarade, le renard, les raisins, la retraite de Russie, Blanche de Bastille, l'asthme de Panama et l'arthrite de Russie, les mains sur la tablé, J.-C. tombe pour la nième fois, il ouvre un large bec et laisse tomber le fromage pour réparer des ans l'irréparable outrage, le nez de Cléopâtre dans la vessie de Cromwell et voilà la face du monde changée, ainsi on grandissait, on allait à la messe, on s'instruisait et quelquefois on jouait avec l'âne dans le jardin.

Un jour, mon père reçut la Roséole de la légion d'honneur et perdit beaucoup de cheveux, il bégaya aussi un peu et prit l'habitude de parler tout seul; l'abbé le regarda en hochant tristement la tête.

L'abbé, c'était un homme en robe avec des yeux très mous et de longues mains plates et blêmes ; quand elles remuaient, cela faisait assez penser à des poissons crevant sur une pierre d'évier. Il nous lisait toujours la même histoire, triste et banale histoire d'un homme d'autrefois qui portait un bouc au menton, un agneau sur les épaules et qui mourut cloué sur deux planches de salut, après avoir beaucoup pleuré sur lui-même dans un jardin, la nuit. C'était un fils de famille, qui parlait toujours de son père — mon père par-ci, mon père par-là, le Royaume de mon père, et il racontait des histoires aux malheureux qui l’écoutaient avec admiration, parce qu'il parlait bien et qu'il avait de l'instruction.
Il dégoitrait les goitreux et, lorsque les orages touchaient à leur fin, il étendait la main et la tempête s'apaisait.

Il guérissait aussi les hydropiques, il leur marchait sur le ventre en disant qu'il marchait sur l'eau, et l'eau qu'il leur sortait du ventre il la changeait en vin ; à ceux qui voulaient bien en boire il disait que c'était son sang.

Assis sous un arbre, il parabolait : « Heureux les pauvres d'esprit, ceux qui ne cherchent pas à comprendre, ils travailleront dur, ils recevront des coups de pied au cul, ils feront des heures supplémentaires qui leur seront comptées plus tard dans le royaume de mon père. »

En attendant, il leur multipliait les pains, et les malheureux passaient devant les boucheries en frottant seulement la mie contre la croûte, ils oubliaient peu à peu le goût de la viande, le nom des coquillages et n'osaient plus faire l'amour.

Le jour de la pêche miraculeuse, une épidémie d'urticaire s'abattit sur la région ; de ceux qui se grattèrent trop fort, il dit qu'ils étaient possédés du démon, mais il guérit sur-le-champ un malheureux centurion qui avait avalé une arête et cela fit une grosse impression.

Il laissait venir à lui les petits enfants ; rentrés chez eux, ceux-ci tendaient à la main paternelle qui les fessait durement la fesse gauche après la droite, en comptant plaintivement sur leurs doigts le temps qui les séparait du royaume en question.

Il chassait les marchands de lacets du Temple : pas de scandale, disait-il, surtout pas de scandale, ceux qui frapperont par l'épée périront par l'épée... Les bourreaux professionnels crevaient de vieillesse dans leur lit, personne ne touchant un rond, tout le monde recevait des gifles, mais il défendait de les rendre à César.

Ça n'allait déjà plus tout seul, quand un jour le voilà qui trahit Judas, un de ses aides. Une drôle d'histoire : il prétendit savoir que Judas devait le dénoncer du doigt à des gens qui le connaissaient fort bien lui-même depuis longtemps, et, sachant que Judas devait le trahir, il ne le prévint pas.

Bref, le peuple se met à hurler Barabbas, Barabbas, mort aux vaches, à bas la calotte et, crucifié entre deux souteneurs dont un indicateur, il rend le dernier soupir, les femmes se vautrent sur le sol en hurlant leur douleur, un coq chante et le tonnerre fait son bruit habituel.

Confortablement installé sur son nuage amiral, Dieu le père, de la maison Dieu père fils Saint-Esprit et Cie, pousse un immense soupir de satisfaction, aussitôt deux ou trois petits nuages subalternes éclatent avec obséquiosité et Dieu père s'écrie : « Que je sois loué, que ma sainte raison sociale soit bénie, mon fils bien-aimé a la croix, ma maison est lancée ! »

Aussitôt il passe les commandes et les grandes manufactures de scapulaires entrent en transe, on refuse du monde aux catacombes et, dans les familles qui méritent ce nom, il est de fort bon ton d'avoir au moins deux enfants dévorés par les lions.

— Eh bien, eh bien, je vous y prends, petits saltimbanques, à rire de notre sainte religion. Et l'abbé qui nous écoutait derrière la porte arrive vers nous, huileux et menaçant.

Mais depuis longtemps ce personnage, qui parlait les yeux baissés en tripotant ses médailles saintes comme un gardien de prison ses clefs, avait cessé de nous impressionner et nous le considérions un peu comme les différents ustensiles' qui meublaient la maison et que mon père appelait pompeusement « les souvenirs de famille » : les armoires provençales, les bains de siège, les poteaux-frontière, les chaises à porteurs et les grandes carapaces de tortue.

Ce qui nous intéressait, ce que nous aimions, c'était Costal l'Indien, c'était Sitting-Bull, tous les chasseurs de chevelures ; et quelle singulière idée de nous donner pour maître un homme au visage pâle et à demi scalpé.

— Petits malheureux, vous faites pleurer votre bon ange, n'avez-vous pas honte? dit l'abbé.

Nous éclatâmes de rire tous ensemble et Edmond, celui de mes frères à qui on attachait les mains la nuit depuis qu'il avait eu la stupide candeur de trop parler à confesse, prit la parole.

— Assez, l'abbé, assez. Gardez pour vous vos stupides histoires d'anges gardes-chiourme qui rôdent la nuit dans les chambres, allez faire vos dragonnades ailleurs et sachez qu'à partir d'aujourd'hui, dans cette maison, ce ne seront plus les coccinelles mais les punaises qui porteront le nom de bêtes à bon Dieu. J'ai dit.

Et la bagarre éclate, l'abbé lève le bras pour frapper, je me baisse et mords l'abbé à la cuisse, il hurle, je cours à la cuisine pour me rincer la bouche, je reviens et mon père arrive à son tour en hurlant.

— Vilains petits messieurs, vous ne ferez pas votre première communion! La honte s'empare de lui, le tord en deux, lui donne un coup au foie et le jette dans un fauteuil, une touffe de cheveux à la main.

Puis, se levant subitement, il va droit à l'abbé : « Quant à vous, filez, vous n'avez pas réussi, comme c'était convenu, à faire prendre à ces enfants le messie pour une lanterne; d'ailleurs, d'ailleurs vos plaisanteries avec Marie-Rose et ...sacré nom de Dieu, foutez-moi le camp. Et tout de suite ! »

— Vous ne me le direz pas deux fois, dit l'abbé. Sa pomme d'Adam se met à rouler dans sa gorge comme une boule de naphtaline dans un vieux gilet de flanelle, il baisse le regard et s'enfuit très digne, à reculons.

— Martyr, c'est pourrir un peu, dit mon père d'une voix très douce et, enlevant son pantalon, il le plie soigneusement, le met sous son bras et descend dans le jardin en chantant à tue-tête une chanson qui nous sembla alors particulièrement effroyable.

C'était le Credo du paysan avec un petit mélange de Timélou la mélou pan pan ti mela padi la melou cocondou la Baya.

Effrayés, nous étions dans notre chambre quand Marie-Rose nous apporta une lettre et s'écroula sur le sol en hurlant : « Monsieur est parti, parti, parti!... »
Je lus la lettre à haute voix : « Mes enfants, considérez-vous comme orphelins jusqu'à mon retour peu probable. Ludovic. »

Cette lettre nous parut d'autant plus surprenante que notre père portait depuis toujours le nom de Jean-Benoît.

— C'est nous les maîtres du bordel, dit mon frère le vicieux.

J'avais dix ans, j'étais l'aîné, je devenais chef de famille et, m'accoudant à la fenêtre, je sentis la barre d'appui qui craquait sous le poids de mes responsabilités.

Nous prîmes le demi-deuil, ripolin noir jusqu'à la ceinture et guêtres blanches le dimanche, et une nouvelle vie commença, un peu différente de la précédente, mais toujours lune et soleil alternativement.

Un soir, la bonne s'enfuit après avoir étouffé le chien; c'était sa manie d'ailleurs d'étouffer les animaux : dans le pays on l'appelait l'ogresse et le bruit courait qu'elle avait essayé avec l'âne, mais que l'âne l'avait mordue.

Un de mes frères attrapa le tétanos et mourut. On s'ennuyait épouvantablement, tous les jours ressemblaient au dimanche ; dans la rue les gens marchaient sérieusement, verticalement, et sur la plage, ils se déshabillaient, se baignaient, se noyaient, se sauvaient, se rhabillaient et se congratulaient avec une désolante ponctualité ; tout s'en mêlait, le pain sur le paillasson, le monsieur qui vient pour le gaz et les cloches pour les morts, pour ceux qui se marient.

Une ou deux fois par mois un gros propriétaire organisait des courses de taureaux : c'était ma seule distraction.

On mettait les taureaux sur un rang, derrière une corde ; un bonhomme tirait un coup de pistolet, un autre coupait la corde et les taureaux partaient au grand galop et faisaient plusieurs fois le tour de l'église. Le premier arrivé était châtré en grande pompe et prenait le titre de bœuf.

C'est un jour de courses que je regardai de très près et pour la première fois les yeux d'une petite fille. Il faisait très chaud très lourd, il y avait des gens qui sentaient la sueur et la nourriture, d'autres qui se battaient à coups de fourche et qui appelaient les taureaux par leur nom.

Un grand imbécile avait glissé sa large main dans le corsage d'une femme pour chercher, disait-il, un trèfle à quatre feuilles; tous les voisins riaient, la femme se laissait faire, la main montait et redescendait jusqu'aux fesses, les taureaux passaient et repassaient au grand galop et la femme poussait des petits cris en remuant son dos et ses fesses. Tout le monde criait, gueulait et tous les cris s'en allaient dans la campagne, enveloppés de moustiques et de poussière.

Près de moi, une petite fille, les dents plantées dans la balustrade, regardait les taureaux courir.

Soudain elle me pince le bras jusqu'au sang, se tourne vers moi et me dit : « Regarde Hector, il est tombé. »

Un jeune taureau est allongé sur le sol, tranquille, on dirait qu'il rêve, les hommes qui ont parié pour lui jettent des pierres et des mégots sur cet animal impassible.

— C'est le taureau de ma maison, dit la petite fille en riant, il s'est laissé tomber exprès, il est rusé, il ne veut pas être châtré, et il a bien raison.

« Tu sais, les gens qu'on châtre, c'est épouvantable, ils ont les yeux éteints, ils ont de la mort sur la figure.

« Regarde mes yeux à moi, ils sont vivants, ils dansent comme ceux d'Hector, les tiens aussi, ils racontent!

« Je t'ai vu une fois à la messe, tu étais avec d'autres garçons, tu n'aimes pas ça, hein? moi non plus, mais quand ils font marcher leur petite sonnette et que tout le monde se met à quatre pattes, je reste toujours debout, personne ne me voit, je domine.

« Il y a un prêtre qui demeure chez toi, un bœuf, quoi! c'est terrible, tu sais, il y a des femmes qui sont prêtres, avec de grands oiseaux blancs sur la tête et un nez tout mince, tout mince, on devrait les habiller en homme, ce serait plus juste. »

Je l'écoute — avant, je n'avais jamais écouté personne — je l'écoute et je voudrais lui dire qu'elle vienne à la maison, que tout le monde est parti, que c'est moi le chef, mais la course est finie et la foule nous sépare.

Les hommes et les femmes se piétinent, il y en a qui bavent, je saigne du nez, on m'entraîne, on me couche.

Quarante de fièvre et l'abbé grand comme une tour qui cloue mon père sur l'armoire à glace, la glace se casse et au fond d'un trou la petite fille allongée dans l'herbe avec, entre les dents, un petit sachet de lavande.

Guéri, je sus son nom : elle s'appelait Étiennette, c'était la fille de l'équarisseur d'Aigues-Mortes ; moi, je l'appelais Coquillage parce qu'elle m'avait pincé dans une foule qui ressemblait à la mer.

Je pensais tous les jours à elle, mais Aigues-Mortes était pour moi une ville très lointaine et le nom même de cette ville me faisait atrocement peur.

A la maison, la liberté commençait à nous gêner, nous attendions quelque chose de nouveau, le retour de notre père, par exemple.

Un jour, j'allai chercher l'âne dans le jardin et, mes frères m'aidant, je le portai au grenier après l'avoir coiffé d'une petite casquette anglaise avec deux trous pour les oreilles.

Chaque matin nous allions rejoindre l'animal et, suivant un tour strictement établi, nous demandions tristement à la pauvre bête qui regardait par la fenêtre :

— Sir âne, sir âne, ne vois-tu rien venir?

Si stupide, si niais que puisse paraître à un monsieur correct et instruit un semblable manège, il n'en est pas moins vrai qu'un matin, très tôt, l'âne se met à braire en agitant sa casquette, réveille toute la ville et, sautant par la fenêtre, galope à la rencontre d'un nuage de poussière qu'il ramène aussitôt sur son dos.

Le tout en cinquante-sept secondes, chronométrées par mon frère Ernest le sportif.

Le nuage de poussière, c'était notre pauvre père vêtu d'un vieux costume de sport et coiffé d'un sombrero mexicain.

Il nous regarde silencieusement et nous compte. Voyant qu'il en manque un, il écrase furtivement une larme sur sa joue comme une punaise sur un mur et, prenant le plus petit d'entre nous sous son bras, il le fesse méthodiquement.

Le petit hurle et mon père s'écrie :

— Je n'ai pas mangé depuis trois semaines, le déjeuner est-il prêt? Le hasard. Notre vieille bonne Marie-Rose, qui ne craignait personne pour les coïncidences, est là, fidèle, au poste, un chien tout neuf dans ses bras pour remplacer l'autre.

— Monsieur est servi, murmure-t-elle avec une touchante simplicité.

— Je n'aime pas le chien, répond mon père, j'en ai mangé en Chine et je trouve cela mauvais.

Ah, sublime quroquipi, charmant quiproquo familial, ce vieux papa prodigue, cette vieille servante, ce vieil âne dans cette vieille maison avec les vieux arbres de ce vieux jardin!

Comme autrefois, le père sonne de la trompe et nous nous dirigeons au pas cadencé vers la salle à manger.

Mais sitôt le déjeuner commencé, sitôt servi le potage à la tortue, le père se lève avec de singulières lumières dans les yeux, grimpe sur le buffet et piétine sauvagement les hors-d'œuvre tout en tenant un discours assez décousu.

— De la tortue, ça, vous voulez rire! servez-moi la tortue dans sa carapace d'origine ou alors ce n'est plus un repas de famille.

« Servez-moi la glace dans son armoire, et l'armoire dans son arbre, ou donnez-moi simplement de la jambe de poulet, mais n'essayez pas avec moi, n'essayez pas, vous dis-je, j'ai vu trop d'arbres, des arbres comme ceux d'ici, chauves l'hiver, frisés l'été, plus grands ou plus petits mais d'un bois à vous dégoûter des guéridons, et les crocodiles aussi, d'ailleurs, je ne peux plus les blairer, entendez-moi, salés, je dis les gros crocodiles, les énormes, ceux qui pleurent de honte à la vue d'un sac à main et tous les grands animaux nuisibles à l'agriculture qui vont chercher du boulot dans les manufactures.

« Et le jour de Noël, je revenais en pirogue, on ne savait pas quoi faire, rire en plein air, manger de l'homme, boire l'urine des morts, ou chanter la chanson.

« Tout nu, les jambes pareilles, je m'endors sur le sable et voilà votre mère morte qui vient manger dans ma main, brouter mon poil.

« Je gueule, je me réveille et les voilà tous autour de moi, les grands encroupés d'eau douce, les zouaves, les chiens du commissaire, les missionnaires à queue prenante.

« Ils m'ont chauffé mon bifton, mon petit ticket de quai et m'ont laissé pour mort en plein désert avec un chameau dans la gorge,

« Rendez-vous compte, salés, voyez-les opérer, ils posent un bouton de col sur le sable, le bouton brille et le nègre vient.

« Le nègre se baisse et ils lui plantent un crucifix ou un tricolore dans le dos.

« Moi qui vous cause, j'étais tout seul, comme un petit baigneur dans un pétrin mécanique, tout seul avec les autruches.

« C'est facile (qu'ils disaient) pour savoir l'heure : soufflez-leur dans les yeux.

« Ça vous casse une jambe d'un coup de patte et quand on peut en poisser une, c'est une autruche qui avance, ou qui retarde, j'en ai vu une qui avalait des réveils, ça sonnait, ça faisait peur.

« Et pourtant quand j'étais jeunot, c'était dur pour me posséder; j'ai plongé un juteux dans le baquet aux eaux grasses, et, hoquet par hoquet, je lui ai rendu les honneurs militaires.

« Ils m'ont sapé dur, dix ans! mais qu'est-ce que j'ai eu là-bas comme girons, ils lavaient mon linge, ils mâchaient ma viande.

« En revenant j'ai connu votre mère, je faisais Poléon à la terrasse des cafés avec un vieux chapeau mou, tout de suite je l'ai eu dur pour elle, je me suis défendu à la trouvaille, à la sauvette.

« Et puis on s'est retiré, on s'est mis au pain bénit, et je vous ai possédés, petit monde, le coup des petits jets d'eau c'était avec un soulève-plat.

« Aujourd'hui, salés, j'en ai ma claque, je suis à la traîne, ridé, foutu.

« Foutu, je suis foutu, honnête, j'suis dévoré de la légion d'honneur... »

Mais il tombe du buffet, raide, si raide qu'on dirait du meuble qu'il craque et que c'est une planche qui tombe.

La porte s'ouvre soudain et barbu, jovial, méconnaissable, l'abbé apparaît, un bonnet de police crânement posé sur la tonsure et des bandes molletières dépassant sous la soutane.

— Ça y est, dit-il, ça y est, ah, mes enfants, mes chers petits enfants!

« Être patient et être poire, ça fait deux, ça ne pouvait pas durer, enfin la fille aînée de l'Église se réveille, c'est une véritable croisade!

« Des voleurs, des Huns ! En 70 ils ont volé nos pendules pour qu'on n'entende pas sonner l'heure de la revanche, ils ont volé le plan de la femme-torpille et celui du paquetage carré.

« Des sauvages ! Ils ont tout pillé, ils ont brûlé Jeanne d'Arc et, si on les avait laissés faire, ils auraient tondu le Lion de Belfort en caniche.

« Mais heureusement que nous sommes un peu là, et que celui (avec un geste vers la suspension) qui est Là-Haut est un peu là aussi.

« Pas vrai, les enfants? mais qu'est-ce, qu'est-ce qui se passe? » Et se penchant sur notre père, il essaie de le ranimer et lui parle de la jambe, la fameuse jambe sur qui le pays compte.

Mais il ne suffit pas d'une histoire de jambe artificielle et sans doute imaginaire pour réveiller un homme mort. L'abbé se lève et, le petit doigt sur la couture de la soutane, récite la prière des agonisants.

Une femme passe la tête par la porte entr'ouverte, un sein lui sort du corsage, elle interpelle l'abbé.

— Viens donc, gros monstre, je te ferai la petite sœur des pauvres en ciseaux !

L'abbé interrompt sa prière, et regarde la femme en riant.

C'est la guerre, dehors le tocsin sonne. Tout le monde court, tout le monde s'embrasse, on boit, on se pince les fesses, on fait des jeunes pour la prochaine.

C'est la guerre; le soir, deux bergers, deux idiots de village, enfermés dans une grange, se couperont la gorge pour ne pas y aller.

On ne les enterrera pas à l'église ni plus tard sous l'arc de triomphe : c'est toujours cela de gagné.

1930.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 25-38

Title: Jacques Prévert, Fleurs et couronnes
Post by: Frederique on 20 Apr, 2010, 14:46:15

Fleurs et couronnes


Homme
Tu as regardé la plus triste la plus morne de toutes les fleurs de la terre
Et comme aux autres fleurs tu lui as donné un nom
Tu l'as appelée Pensée.
Pensée
C'était comme on dit bien observé
Bien pensé
Et ces sales fleurs qui ne vivent ni ne se fanent jamais
Tu les as appelées immortelles...
C'était bien fait pour elles...
Mais le lilas tu l'as appelé lilas
Lilas c'était tout à fait ça
Lilas... Lilas...
Aux marguerites tu as donné un nom de femme
Ou bien aux femmes tu as donné un nom de fleur
C'est pareil.
L'essentiel c'était que ce soit joli
Que ça fasse plaisir...
Enfin tu as donné les noms simples à toutes les fleurs simples
Et la plus grande la plus belle
Celle qui pousse toute droite sur le fumier de la misère
Celle qui se dresse à côté des vieux ressorts rouilles
A côté des vieux chiens mouillés
A côté des vieux matelas éventrés
A côté des baraques de planches où vivent les sousalimentés
Cette fleur tellement vivante
Toute jaune toute brillante
Celle que les savants appellent Hélianthe
Toi tu l'as appelée soleil
...Soleil...
Hélas! hélas! hélas et beaucoup de fois hélas!
Qui regarde le soleil hein?
Qui regarde le soleil?
Personne ne regarde plus le soleil
Les hommes sont devenus ce qu'ils sont devenus
Des hommes intelligents...
Une fleur cancéreuse tubéreuse et méticuleuse à leur boutonnière
Ils se promènent en regardant par terre
Et ils pensent au ciel
Ils pensent... Ils pensent... ils n'arrêtent pas de penser...
Ils ne peuvent plus aimer les véritables fleurs vivantes
Ils aiment les fleurs fanées les fleurs séchées
Les immortelles et les pensées
Et ils marchent dans la boue des souvenirs dans la boue des regrets...
Ils se traînent
A grand-peine
Dans les marécages du passé
Et ils traînent... ils traînent leurs chaînes
Et ils traînent les pieds au pas cadencé...
Ils avancent à grand-peine
Enlisés dans leurs champs-élysées
Et ils chantent à tue-tête la chanson mortuaire


Oui ils chantent
A tue-tête
Mais tout ce qui est mort dans leur tête
Pour rien au monde ils ne voudraient l'enlever
Parce que
Dans leur tête
Pousse la fleur sacrée
La sale maigre petite fleur
La fleur malade
La fleur aigre
La fleur toujours fanée
La fleur personnelle...
...La pensée...


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 64-66
Title: Jacques Prévert, Le temps des noyaux
Post by: Frederique on 20 Apr, 2010, 14:48:48

Le temps des noyaux


Soyez prévenus vieillards
soyez prévenus chefs de famille
le temps où vous donniez vos fils à la patrie
comme on donne du pain aux pigeons
ce temps-là ne reviendra plus
prenez-en votre parti
c'est fini
le temps des cerises ne reviendra plus
et le temps des noyaux non plus
inutile de gémir
allez plutôt dormir
vous tombez de sommeil
votre suaire est fraîchement repassé
le marchand de sable va passer
préparez vos mentonnières
fermez vos paupières
le marchand de gadoue va vous emporter
c'est fini les trois mousquetaires
voici le temps des égoutiers

Lorsque avec un bon sourire dans le métropolitain
poliment vous nous demandiez
deux points ouvrez les guillemets
descendez-vous à la prochaine
jeune homme
c'est de la guerre dont vous parliez
mais vous ne nous ferez plus le coup du père Français
non mon capitaine
non monsieur un tel
non papa
non maman
nous ne descendrons pas à la prochaine
ou nous vous descendrons avant
on vous foutra par la portière
c'est plus pratique que le cimetière
c'est plus gai
plus vite fait
c'est moins cher

Quand vous tiriez à la courte paille
c'était toujours le mousse qu'on bouffait
mais le temps des joyeux naufrages est passé
lorsque les amiraux tomberont à la mer
ne comptez pas sur nous pour leur jeter la bouée
à moins qu'elle ne soit en pierre
ou en fer à repasser
il faut en prendre votre parti
le temps des vieux vieillards est fini

Lorsque vous reveniez de la revue
avec vos enfants sur vos épaules
vous étiez saouls sans avoir rien bu
et votre moelle épinière
faisait la folle et la fière
devant la caserne de la Pépinière
vous travailliez de la crinière
quand passaient les beaux cuirassiers
et la musique militaire
vous chatouillait de la tête aux pieds
vous chatouillait
et les enfants que vous portiez sur vos épaules
vous les avez laissés glisser dans la boue tricolore
dans la glaise des morts
et vos épaules se sont voûtées
il faut bien que jeunesse se passe
vous l'avez laissée trépasser

Hommes honorables et très estimés
dans votre quartier
vous vous rencontrez
vous vous congratulez
vous vous coagulez
hélas hélas cher Monsieur Babylas
j'avais trois fils et je les ai donnés
à la patrie
hélas hélas cher Monsieur de mes deux
moi je n'en ai donné que deux
on fait ce qu'on peut
ce que c'est que de nous...
avez-vous toujours mal aux genoux
et la larme à l'œil
la fausse morve de deuil
le crêpe au chapeau
les pieds bien au chaud
les couronnes mortuaires
et l'ail dans le gigot
vous souvenez-vous de l'avant-guerre
les cuillères à absinthe les omnibus à chevaux
les épingles à cheveux
les retraites aux flambeaux
ah que c'était beau
c'était le bon temps

Bouclez-la vieillards
cessez de remuer votre langue morte
entre vos dents de faux ivoire
le temps des omnibus à cheveux
le temps des épingles à chevaux
ce temps-là ne reviendra plus
à droite par quatre
rassemblez vos vieux os
le panier à salade
le corbillard des riches est avancé
fils de saint Louis montez au ciel
la séance est terminée
tout ce joli monde se retrouvera là-haut
près du bon dieu des flics
dans la cour du grand dépôt

En arrière grand-père
en arrière père et mère
en arrière grands-pères
en arrière vieux militaires
en arrière les vieux aumôniers
en arrière les vieilles aumônières
la séance est terminée
maintenant pour les enfants
le spectacle va commencer.


1936

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 71-74
Title: Jacques Prévert, Chanson des escargots qui vont à l'enterrement
Post by: Frederique on 26 Apr, 2010, 10:05:48

Chanson des escargots qui vont à l’enterrement


A l'enterrement d'une feuille morte
Deux escargots s'en vont
Ils ont la coquille noire
Du crêpe autour des cornes
Ils s'en vont dans le noir
Un très beau soir d'automne
Hélas quand ils arrivent
C'est déjà le printemps
Les feuilles qui étaient mortes
Sont toutes ressuscitées
Et les deux escargots
Sont très désappointés
Mais voilà le soleil
Le soleil qui leur dit
Prenez prenez la peine
La peine de vous asseoir
Prenez un verre de bière
Si le cœur vous en dit
Prenez si ça vous plaît
L'autocar pour Paris
Il partira ce soir
Vous verrez du pays
Mais ne prenez pas le deuil
C'est moi qui vous le dis
Ça noircit le blanc de l'œil
Et puis ça enlaidit
Les histoires de cercueils
C'est triste et pas joli
Reprenez vos couleurs
Les couleurs de la vie
Alors toutes les bêtes
Les arbres et les plantes
Se mettent à chanter
A chanter à tue-tête
La vraie chanson vivante
La chanson de l'été
Et tout le monde de boire
Tout le monde de trinquer
C'est un très joli soir
Un joli soir d'été
Et les deux escargots
S'en retournent chez eux
Ils s'en vont très émus
Ils s'en vont très heureux
Comme ils ont beaucoup bu
Ils titubent un p'tit peu
Mais là-haut dans le ciel
La lune veille sur eux.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 75-76
Title: Jacques Prévert, Riviera
Post by: Frederique on 26 Apr, 2010, 10:07:48

Riviera


Assise sur une chaise longue
une dame à la langue fanée
une dame longue
plus longue que sa chaise longue
et très âgée
prend ses aises
on lui a dit sans doute que la mer était là
alors elle la regarde
mais elle ne la voit pas
et les présidents passent et la saluent très bas
c'est la baronne Crin
la reine de la carie dentaire
son mari c'est le baron Crin
le roi du fumier de lapin
et tous à ses grands pieds sont dans leurs petits souliers
et ils passent devant elle et la saluent très bas
de temps en temps
elle leur jette un vieux cure-dents
ils le sucent avec ravissement
en continuant leur promenade
leurs souliers neufs craquent et leurs vieux os aussi
et des villas arrive une musique blême
une musique aigre
et sure
comme les cris d'un nouveau-né trop longtemps négligé
c'est nos fils
c'est nos fils disent les présidents
et ils hochent la tête doucement et fièrement
et leurs petits prodiges
désespérément
se jettent à la figure leurs morceaux de piano
la baronne prête l'oreille
cette musique lui plaît
mais son oreille tombe
comme une vieille tuile d'un toit
elle regarde par terre
et elle ne la voit pas
mais l'aperçoit seulement
et la prend
tout bonnement
pour une feuille morte apportée par le vent
c'est alors que s'arrête
la triste clameur des enfants
que la baronne n'entendait plus d'ailleurs
que d'une oreille distraite
et dépareillée
et que surgissent brusquement
gambadent dans sa pauvre tête
en toute liberté
les vieux refrains puérils méchants et périmés
de sa mémoire inquiète usée et déplumée
et comme elle cherche vainement
pour passer le temps
qui la menace et qui la guette
un bon regret bien triste et bien attendrissant
qui puisse la faire rire aux larmes
ou même pleurer tout simplement
elle ne trouve qu'un souvenir incongru inconvenant
l'image d'une vieille dame assise toute nue
sur la bosse d'un chameau
et qui tricote méchamment une omelette au guano.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 77-78
Title: Jacques Prévert, Le paysage changeur
Post by: Frederique on 28 Apr, 2010, 19:49:12
Le paysage changeur


De deux choses lune
l'autre c'est le soleil
les pauvres les travailleurs ne voient pas ces choses
leur soleil c'est la soif la poussière la sueur le goudron
et s'ils travaillent en plein soleil le travail leur cache le soleil
leur soleil c'est l'insolation
et le clair de lune pour les travailleurs de nuit
c'est la bronchite la pharmacie les emmerdements les ennuis
et quand le travailleur s'endort il est bercé par l'insomnie
et quand son réveil le réveille
il trouve chaque jour devant son lit
la sale gueule du travail
qui ricane qui se fout de lui
alors il se lève
alors il se lave
et puis il sort à moitié éveillé à moitié endormi
il marche dans la rue à moitié éveillée à moitié endormie
et il prend l'autobus
le service ouvrier
et l'autobus le chauffeur le receveur
et tous les travailleurs à moitié réveillés à moitié endormis
traversent le passage figé entre le petit jour et la nuit
le paysage de briques de fenêtres à courants d'air de corridors
le paysage éclipse
le paysage prison
le paysage sans air sans lumière sans rires ni saisons
le paysage glacé des cités ouvrières glacées en plein été comme au cœur de l'hiver
le paysage éteint
le paysage sans rien
le paysage exploité affamé dévoré escamoté
le paysage charbon
le paysage poussière
le paysage cambouis
le paysage mâchefer
le paysage châtré gommé effacé relégué et rejeté dans l'ombre
dans la grande ombre
l'ombre du capital
l'ombre du profit.
Sur ce paysage parfois un astre luit
un seul
le faux soleil
le soleil blême
le soleil couché
le soleil chien du capital
le vieux soleil de cuivre
le vieux soleil clairon
le vieux soleil ciboire
le vieux soleil fistule
le dégoûtant soleil du roi soleil
le soleil d'Austerlitz
le soleil de Verdun
le soleil fétiche
le soleil tricolore et incolore
l'astre des désastres
l'astre de la vacherie
l'astre de la tuerie
l'astre de la connerie
le soleil mort.

Et le paysage à moitié construit à moitié démoli
à moitié réveillé à moitié endormi
s'effondre dans la guerre le malheur et l'oubli
et puis il recommence une fois la guerre finie
il se rebâtit lui-même dans l'ombre
et le capital sourit
mais un jour le vrai soleil viendra
un vrai soleil dur qui réveillera le paysage trop mou
et les travailleurs sortiront
ils verront alors le soleil
le vrai le dur le rouge soleil de la révolution
et ils se compteront
et ils se comprendront
et ils verront leur nombre
et ils regarderont l'ombre
et ils riront
et ils s'avanceront
une dernière fois le capital voudra les empêcher de rire
ils le tueront
et ils l'enterreront dans la terre sous le paysage de misère
et le paysage de misère de profits de poussières et de charbon
ils le brûleront
ils le raseront
et ils en fabriqueront un autre en chantant
un paysage tout nouveau tout beau
un vrai paysage tout vivant
ils feront beaucoup de choses avec le soleil
et même ils changeront l'hiver en printemps.


 Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 87- 89
Title: Jacques Prévert, Aux champs…
Post by: Frederique on 28 Apr, 2010, 19:52:04

Aux champs…


Il y a
paraît-il
dans une roseraie
une rose
qu'on appelle Veuve inconsolable du regretté Président Doumergue
c'est triste
c'est regrettable
il y a
ou plutôt
il y a eu
un homme qui a écrit ces mots
Demain sur nos tombeaux les blés seront plus beaux
c'est triste
c'est regrettable
parce que le blé ne pousse pas
précisément
sur les tombeaux des hommes qui sont tombés
pour que monte ou descende
le cours du blé
ou même le cours de la pensée du charbon ou des fleurs
et pourtant on peut voir
gravée par de très honorables graveurs
sur l'effroyable billet de banque
sur l'épouvantable billet de faveur
la stupide gravure en couleur
l'affligeante et provocante image de labeur
où malgré lui le travailleur
est soigneusement représenté
tout joyeux le rire sur les lèvres
et l'outil à la main
ou bien
éclatant de santé
dans un ravissant paysage d'été
et fauchant en chantant alertement les blés
mais on ne voit jamais
l'image simple et vraie
le travailleur en sueur et fauché comme les blés
c'est triste
c'est regrettable
mais les gerbes sont liées
le travailleur aussi
avec leurs grands billets les grands favorisés
se sont payé sa tête
et son corps tout entier
avec tout le travail de toutes ses années
toutes les gerbes sont liées
chaque grain est compté
chaque geste capté
chaque fleur arrachée
le blé monte et descend
en même temps que l'argent
en même temps que le sucre
en même temps que l'acier
et le compte du travailleur
est sagement réglé
à l'octroi de Profit
la guerre est déclarée
et sur la terre encore fraîchement remuée
dans les ruines des villes par eux-mêmes bâties
ceux qui étaient les plus vivants et les plus forts
les plus gais
les meilleurs
restent là immobiles couchés aux champs d'honneur
la tête dans la mort et la fleur au fusil
la mémorable fleur de leur si simple vie
et la fleur à son tour
doucement se pourrit
la fleur des amours la fleur des amis
et sur ce champ d'honneur
d'honneurs et de profits
un peu plus tard
sur ce champ d'honneur soigneusement nivelé
toute seule
la fleur artificielle
la rose invraisemblable
la fleur à faire vomir
la fleur à faire hurler
la veuve inconsolable du Président untel
blême et rose chou-fleur atrocement greffé
ignoble végétal stupidement simulé
encore une fois
de force
et avec le concours assuré de la musique militaire
est accrochée épinglée rivée
à la boutonnière de la terre
de la terre abîmée
de la terre solitaire
de la terre saccagée bafouée et désolée
désespérée
endimanchée.


1936

 Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 90-92


Title: Jacques Prévert, L'effort humain
Post by: Frederique on 02 May, 2010, 10:06:50

L’effort humain


L'effort humain
n'est pas ce beau jeune homme souriant
debout sur sa jambe de plâtre
ou de pierre
et donnant grâce aux puérils artifices du statuaire
l'imbécile illusion
de la joie de la danse et de la jubilation
évoquant avec l'autre jambe en l’air
la douceur du retour à la maison
Non
l'effort humain ne porte pas un petit enfant sur l'épaule droite
un autre sur la tête
et un troisième sur l'épaule gauche
avec les outils en bandoulière
et la jeune femme heureuse accrochée à son bras
L'effort humain porte un bandage herniaire
et les cicatrices des combats
livrés par la classe ouvrière
contre un monde absurde et sans lois
L'effort humain n'a pas de vraie maison
il sent l'odeur de son travail
et il est touché aux poumons
son salaire est maigre
ses enfants aussi
il travaille comme un nègre
et le nègre travaille comme lui
L'effort humain n'a pas de savoir-vivre
l'effort humain n'a pas l'âge de raison
l'effort humain a l'âge des casernes
l'âge des bagnes et des prisons
l'âge des églises et des usines
l'âge des canons
et lui qui a planté partout toutes les vignes
et accordé tous les violons
il se nourrit de mauvais rêves
et il se saoule avec le mauvais vin de la résignation
et comme un grand écureuil ivre
sans arrêt il tourne en rond
dans un univers hostile
poussiéreux et bas de plafond
et il forge sans cesse la chaîne
la terrifiante chaîne où tout s'enchaîne
la misère le profit le travail la tuerie
la tristesse le malheur l'insomnie et l'ennui
la terrifiante chaîne d'or
de charbon de fer et d'acier
de mâchefer et de poussier
passée autour du cou
d'un monde désemparé
la misérable chaîne
où viennent s'accrocher
les breloques divines
les reliques sacrées
les croix d'honneur les croix gammées
les ouistitis porte-bonheur
les médailles des vieux serviteurs
les colifichets du malheur
et la grande pièce de musée
le grand portrait équestre
le grand portrait en pied
le grand portrait de face de profil à cloche-pied
le grand portrait doré
le grand portrait du grand divinateur
le grand portrait du grand empereur
le grand portrait du grand penseur
du grand sauteur
du grand moralisateur
du digne et triste farceur
la tête du grand emmerdeur
la tête de l'agressif pacificateur
la. tête policière du grand libérateur
la tête d'Adolf Hitler
la tête de monsieur Thiers
la tête du dictateur
la tête du fusilleur
de n'importe quel pays
de n'importe quelle couleur
la tête odieuse
la tête malheureuse
la tête à claques
la tête à massacre
la tête de la peur.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 93-95
Title: Jacques Prévert, Je suis comme je suis
Post by: Frederique on 02 May, 2010, 10:09:33

Je suis comme je suis


Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Quand j'ai envie de rire
Oui je ris aux éclats
J'aime celui qui m'aime
Est-ce ma faute à moi
Si ce n'est pas le même
Que j'aime chaque fois
Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Que voulez-vous de plus
Que voulez-vous de moi

Je suis faite pour plaire
Et n'y puis rien changer
Mes talons sont trop hauts
Ma taille trop cambrée
Mes seins beaucoup trop durs
Et mes yeux trop cernés
Et puis après
Qu'est-ce que ça peut vous faire
Je suis comme je suis
Je plais à qui je plais
Qu'est-ce que ça peut vous faire
Ce qui m'est arrivé
Oui j'ai aimé quelqu'un
Oui quelqu'un m'a aimée
Comme les enfants qui s'aiment
Simplement savent aimer
Aimer aimer...
Pourquoi me questionner
Je suis là pour vous plaire
Et n'y puis rien changer.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 96-97
Title: Jacques Prévert, Chanson dans le sang
Post by: Frederique on 02 May, 2010, 10:11:43

Chanson dans le sang


Il y a de grandes flaques de sang sur le monde
où s'en va-t-il tout ce sang répandu
est-ce la terre qui le boit et qui se saoule
drôle de soulographie alors
si sage... si monotone...
Non la terre ne se saoule pas
la terre ne tourne pas de travers
elle pousse régulièrement sa petite voiture ses quatre saisons
la pluie... la neige...
la grêle... le beau temps...
jamais elle n'est ivre
c'est à peine si elle se permet de temps en temps
un malheureux petit volcan
Elle tourne la terre
elle tourne avec ses arbres... ses jardins... ses maisons...
elle tourne avec ses grandes flaques de sang
et toutes les choses vivantes tournent avec elle et saignent...
Elle elle s'en fout
la terre
elle tourne et toutes les choses vivantes se mettent à hurler
elle s'en fout
elle tourne
elle n'arrête pas de tourner
et le sang n'arrête pas de couler...
Où s'en va-t-il tout ce sang répandu
le sang des meurtres... le sang des guerres...
le sang de la misère...
et le sang des hommes torturés dans les prisons...
le sang des enfants torturés tranquillement par leur papa et leur maman...
et le sang des hommes qui saignent de la tête
dans les cabanons...
et le sang du couvreur
quand le couvreur glisse et tombe du toit
Et le sang qui arrive et qui coule à grands flots
avec le nouveau-né... avec l'enfant nouveau...
la mère qui crie... l'enfant pleure...
le sang coule... la terre tourne
la terre n'arrête pas de tourner
le sang n'arrête pas de couler
Où s'en va-t-il tout ce sang répandu
le sang des matraqués... des humiliés...
des suicidés... des fusillés... des condamnés...
et le sang de ceux qui meurent comme ça... par accident
Dans la rue passe un vivant
avec tout son sang dedans
soudain le voilà mort
et tout son sang est dehors
et les autres vivants font disparaître le sang
ils emportent le corps
mais il est têtu le sang
et là où était le mort
beaucoup plus tard tout noir
un peu de sang s'étale encore...
sang coagulé
rouille de la vie rouille des corps
sang caillé comme le lait
comme le lait quand il tourne
quand il tourne comme la terre
comme la terre qui tourne
avec son lait... avec ses vaches...
avec ses vivants... avec ses morts...
la terre qui tourne avec ses arbres... ses vivants... ses maisons...
la terre qui tourne avec les mariages...
les enterrements...
les coquillages...
les régiments...
la terre qui tourne et qui tourne
avec ses grands ruisseaux de sang.


1936.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 98-100
Title: Jacques Prévert, La lessive
Post by: Frederique on 08 May, 2010, 18:35:59

La lessive


Oh la terrible et surprenante odeur de viande qui meurt
c'est l'été et pourtant les feuilles des arbres du jardin
tombent et crèvent comme si c'était l'automne...
cette odeur vient du pavillon
où demeure monsieur Edmond
chef de famille
chef de bureau
c'est le jour de la lessive
et c'est l'odeur de la famille
et le chef de famille
chef de bureau
dans son pavillon de chef-lieu de canton
va et vient autour du baquet familial
et répète sa formule favorite
Il faut laver son linge sale en famille
et toute la famille glousse d'horreur
de honte
frémit et brosse et frotte et brosse
le chat voudrait bien s'en aller
tout cela lui lève le cœur
le cœur du petit chat de la maison
mais la porte est cadenassée
alors le pauvre petit chat dégueule
le pauvre petit morceau de cœur
que la veille il avait mangé
de vieux portefeuilles flottent dans l'eau du baquet
et puis des scapulaires... des suspensoirs...
des bonnets de nuit... des bonnets de police...
des polices d'assurance... des livres de comptes...
des lettres d'amour où il est question d'argent
des lettres anonymes où il est question d'amour
une rosette de la légion d'honneur
de vieux morceaux de coton à oreille
des rubans
une soutane
un caleçon de vaudeville
une robe de mariée
une feuille de vigne
une blouse d'infirmière
un corset d'officier de hussards
des langes
une culotte de plâtre
une culotte de peau...
soudain de longs sanglots
et le petit chat met ses pattes sur ses oreilles
pour ne pas entendre ce bruit
parce qu'il aime la fille
et que c'est elle qui crie
c'est à elle qu'on en voulait
c'est la jeune fille de la maison
elle est nue... elle crie... elle pleure...
et d'un coup de brosse à chiendent sur la tête
le père la rappelle à la raison
elle a une tache
la jeune fille de la maison
et toute la famille la plonge
et la replonge
elle saigne
elle hurle
mais elle ne veut pas dire le nom...
et le père hurle aussi
Que tout ceci ne sorte pas d'ici
Que tout ceci reste entre nous
dit la mère
et les fils les cousins les moustiques
crient aussi
et le perroquet sur son perchoir
répète aussi
Que tout ceci ne sorte pas d'ici
honneur de la famille
honneur du père
honneur du fils
honneur du perroquet Saint-Esprit
elle est enceinte la jeune fille de la maison
il ne faut pas que le nouveau-né
sorte d'ici
on ne connaît pas le nom du père
au nom du père et du fils
au nom du perroquet déjà nommé Saint-Esprit
Que tout ceci ne sorte pas d'ici...
avec sur le visage une expression surnaturelle
la vieille grand-mère assise sur le rebord du baquet
tresse une couronne d'immortelles artificielles
pour l'enfant naturel...
et la fille est piétinée
la famille pieds nus
piétine piétine et piétine
c'est la vendange de la famille
la vendange de l'honneur
la jeune fille de la maison crève
dans le fond...
à la surface
des globules de savon éclatent
des globules blancs
globules blêmes
couleur d'enfant de Marie...
et sur un morceau de savon
un morpion se sauve avec ses petits
l'horloge sonne une heure et demie
et le chef de famille et de bureau
met son couvre-chef sur son chef
et s'en va
traverse la place de chef-lieu de canton
et rend le salut à son sous-chef
qui le salue...
les pieds du chef de famille sont rouges
mais les chaussures sont bien cirées
Il vaut mieux faire envie que pitié.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 101-104

Title: Jacques Prévert, La crosse en l'air (Feuilleton)
Post by: Frederique on 09 May, 2010, 20:57:27

La crosse en l’air (Feuilleton)


Rassurez-vous braves gens
ce n'est pas un appel à la révolte
c'est un évêque qui est saoul et qui met sa crosse en l'air
comme ça... en titubant...
il est saoul
il a sur la tête cette coiffure qu'on appelle mitre
et tous ses vêtements sont brodés richement
il est saoul
il roule dans le ruisseau
sa mitre tombe
c'est le soir
ça se passe rue de Rome près de la gare Saint-Lazare
sur le trottoir il y a un chien
il est assis sur son cul
il regarde l'évêque
l'évêque regarde le chien
ils se regardent en chiens de faïence
mais voilà l'évêque fermant les yeux
l'évêque secoué par le hoquet
le chien reste immobile
et seul
mais l'évêque voit deux chiens
dégueulis... dégueulis... dégueulis
voilà l'évêque qui vomit
dans le ruisseau passent des cheveux...
...des vieux peignes...
...des tickets de métro...
des morceaux d'ouate thermogène...
des préservatifs... des bouchons de liège... des mégots
l'évêque pense tristement
Est-il possible que j'aie mangé tout ça
le chien hausse les épaules
et s'enfuit avec la mitre
l'évêque reste seul devant la pharmacie
ça se passe rue de Rome
rue de Rome il y a une pharmacie
l'évêque crie
le pharmacien sort de sa pharmacie
il voit l'évêque
il fait le signe de la croix
puis
plaçant ensuite deux doigts dans la bouche de l'évêque il l'aide...
... il aide l'évêque à vomir...
l'autre appelle son fils fait le signe de la croix
puis recommence à vomir
le pharmacien avec les doigts qui ont fait le signe de la croix
aide encore l'évêque à vomir
puis fait le signe de la croix
et ainsi de suite
alternativement
signe de la croix et vomissement
plus loin
derrière une palissade
dans une maison en construction
ou en démolition
enfin dans une maison pour les humains
il y a une grande réception
c'est la grande réception
chez les chiens de cirque
la grande rigolade
il y en a qui ont apporté des os
d'autres des escalopes
beaucoup de choses
ceux qui ont la queue en trompette font l'orchestre
c'est le grand cirque des chiens
celui qui a lieu le premier vendredi de chaque mois
mais seuls les chiens savent ça
devant tous les chiens assis
les autres chiens font leur numéro
le chien d'aveugle
le chien de fusil
le chien de garde
le chien de berger
mais voilà le grand délire
et les spectateurs aboient du vrai grand rire
le chien de la rue de Rome vient d'arriver
il a sur la tête la mitre et il fait le pitre
le pitre
avec tous les gestes saints
le clown chien aboie en latin
il aboie au christ
il aboie au vendredi saint
il dit la messe avec sa queue
et tous les chiens se tordent à qui mieux mieux
Notre père chien qui êtes aux cieux...
mais le veilleur de nuit se réveille
et le monde des chiens s'enfuit
le veilleur de nuit se rendort
le veilleur de nuit est pris par le rêve
rêve de silence
rêve de bruits
rêve...
rue de Rome le ruisseau coule doucement
dans son rêve le veilleur de nuit l'entend
rêve de ruisseau
rêve d'eau
rêve de rue
rêve de Rome
rêve d'homme
rêve du pape... rêve de Rome... rêve du Vatican
rêve de souvenir
rêve d'enfant
Rome l'unique objet de mon ressentiment
le veilleur de nuit se réveille
se réveille en répétant
Parfaitement
parfaitement
Rome l'unique objet de mon ressentiment
il se réveille
il se lève
il se lave les dents
répétant
répétant
Rome l'unique objet de mon ressentiment
et le voilà la lanterne à la main
le voilà qui suit son petit bonhomme de chemin
son petit bonhomme de chemin le mène à Rome
comme tous les autres chemins
parfaitement
parfaitement
à Rome devant le Vatican
parfaitement
pauvre veilleur de nuit le voilà perdu en plein jour
au beau milieu d'une ville peuplée de gens qui ne parlent
pas la même langue que lui
triste voyage
soudain il voit une petite fumée qui monte dans le ciel au-dessus des maisons
alors il crie au feu
mais un Italien lui explique en italien que toujours
il y a une petite fumée qui monte dans le ciel
quand un nouveau pape est élu
le veilleur de nuit n'y comprend rien
il hoche la tête
et le soir tombe sur la campagne électorale à Rome le pape est élu
aux quatre coins cardinaux il y a des cardinaux
qui font la gueule en coin
ils ne seront pas pape
tout est foutu
c'est alors qu'au balcon
sérieux comme un pape
parait le pape
entouré de ses sous-papes
il a sur la tête la coiffure à trois cornes appelée tiare
et il étend la main
la foule se prosterne
la foule cherche sa salive
la foule trouve sa salive
la foule crache par terre
la foule se roule dans son crachat
le pape fait avec sa main de pape un geste de pape
on ferme la fenêtre
et la foule s'en va
s'en va par la ville en répétant
Ça y est
nous l'avons vu
nous l'avons touché du regard
un peu plus tard assis sur ses fesses dans son carrosse de nougat doré le grand taulier du Vatican fait le tour de son quartier réservé et puis il rentre au Vatican où fier lui aussi comme un pape son vieux papa l'attend
effusions familiales
grandes eaux lacrymales
le père a une tête de vieux paysan
il fume la pipe
il est simple
hélas hélas
la pipe au papa du pape Pie pue
on ouvre les fenêtres... on brûle du sucre... on ferme
les fenêtres... ce qu'il faut avant tout c'est de la tenue
mais tous les ruisseaux mènent à Rome
et voilà l'évêque qui surgit en agitant sa crosse
son visage est défait comme un vieux lit
il titube... l'indignation est générale... le Saint-Père écarte son vieux père qui veut faire à l'évêque un mauvais parti
et s'approchant de l'évêque lui dit
On dirait que vous avez bu
et il le lui dit avec une tellement grandiose expression de mépris
que tous les cardinaux en sont glacés jusqu'aux os silence
grand silence mais de courte durée
car l'évêque est plus ivre que le pape ne le pensait
et comme il a appris les mauvais mots dans un bordel de la rue de l'Échaudé il dit ce qu'il lui plaît de dire
Dans tous les cas si je suis saoul c'est pas avec ce que tu m'as payé... tout pape que tu es... mais il éternue parce qu'il a froid à la tête depuis que le chien lui a fauché la mitre
Fermez les fenêtres dit le pape
un sous-pape répond à sa sainteté que les fenêtres sont déjà fermées
Excusez-moi dit le pape on peut se tromper je ne suis infaillible que lorsque je parle des choses de la religion soudain l'évêque
Infaillible... tais-toi... tu me fais marrer... face de pet... les choses de la religion... infaillible... il y a de quoi se les mordre... vieil os sans viande j'en ai marre des choses de la religion et puis d'abord pourquoi que tu es pape et pas moi... hein peux-tu le dire... t'as profité de mon voyage pour te faire élire... combinard... cumulard... tout ce que tu veux c'est te remplir la tirelire... mais le pape le désigne dramatiquement du doigt Barnabé je vous mets à l'index... alors l'affreux vieillard éclate de rire il est tête nue il se secoue
il secoue toute l'eau du ruisseau il éternue
il est trempé comme un vieux tampon-buvard
abandonné sous la pluie dans la cour d'une mairie triste
trempé comme un vieux morceau de pain
dans un verre d'eau sale
et il hurle
et il tonitrue...
Ah ! il est bath le pape
il est gratiné le pape...
et il se vautre
il plaisante salement L'index sacré
sais-tu où on le met l'index dans la rue de l'Échaudé c'en est trop
l'autre affreux vieillard c'est le pape
il faut appeler les choses par leur nom
un chien c'est un chien
un tournesol c'est un tournesol
une petite fille qui joue au cerceau dans une allée
du Luxembourg
c'est une petite fille qui joue au cerceau dans une allée du Luxembourg
le Luxembourg c'est un jardin
une fleur c'est une fleur
mais un pape qu'est-ce que c'est
un affreux vieillard
et c'est pour ça que le catholique pratiquant lorsqu'il se rend au cinématographe parlant pour voir documentairement le vrai visage du Vatican... c'est pour ça qu'il fait une drôle de tête le catholique pratiquant ce qu'il imaginait ce n'était pas cet ecclésiastique blême... mais un pape... un homme de nuages... une sorte de secrétaire de dieu avec des anges pour lui tenir la queue...
mais cette grande photographie plate qui remue la bouche en latin
cette grande tête avec toutes les marques de la déformation professionnelle
la dignité l'onction l'extrême-onction la cruauté la roublardise la papelardise et tous ces simulacres toutes ces mornes et sérieuses pitreries toutes ces vaticaneries... ces fétiches... ces gris-gris... ce luxe... ces tapis... ces wagons-salons... ces locomotives d'or... ces cure-dents d'argent... ces chiottes de platine... toute cette vaisselle de riche-toutes ces coûteuses ces ruineuses saloperies... tout cela met le catholique mal à l'aise sur le fauteuil qu'il a payé seize francs et il entend des rires de curieuses réflexions
aux places les moins chères des spectateurs se tapent sur les cuisses Vise un peu le Saint-Père comment qu'il est fringue... avec un anneau dans le nez j'te jure qu'il serait complet... c'est alors que le catholique pratiquant sent monter en lui de terribles questions
Hélas... puisqu'il y a des cache-nez... des cache-tampons... des cache-cols... des cache-noisettes... des cache-pots pourquoi n'y a-t-il pas de cache-pape... point d'interrogation et plus d'autres questions
à chaque question qu'il se pose malgré lui le catholique
pratiquant a beau essayer de répondre que la question
n'est pas là... la question est là... la question continue
d'être en question et remet tout en question
devinette chrétienne
Aimez-vous les uns les autres
Couci couça c'est la réponse
il a répondu malgré lui le catholique pratiquant
et il a honte
quelle drôle de maladie la honte
et comme ça rend laid
il pleure... il voudrait aimer tout le monde
(qu'il dit)
il ne peut pas aimer...
il ne peut que respecter ou haïr...
il pleure
mais sur l'écran, le pape s'en va en retroussant ses jupons blancs... le film du Saint-Père est terminé voici d'autres actualités
des militaires italiens bombardent un village abyssin
le catholique pratiquant sent ses larmes
se tarir brusquement
sent son cœur battre amoureusement
sent ses poings qui se serrent convulsivement
il aime tellement les militaires... les civières...
les enterrements... les cimetières... les vieilles pierres...
les calvaires... les ossements...
à chaque torpille qui tue les « nègres »
il pousse un petit gloussement blanc
devant les images de la mort la joie de vivre le saisit il voit là-haut dans le ciel tous les frères en Jésus-Christ tous ses frères en Mussolini les archanges des saints abattoirs les éventreurs... les aviateurs... les mitrailleurs... toute la clique de notre seigneur... il est fou de joie... il est content... il grimpe sur son fauteuil à seize francs... il acclame l'escadrille des catholiques trafiquants... il sent monter en lui l'espoir un jour aussi peut-être il versera le sang le sang des pauvres... le sang des noirs... le sang de ceux qui sont vraiment vivants mais l'enthousiasme c'est épuisant et le pauvre petit malheureux catholique pratiquant impuissant et trafiquant... le pauvre pauvre pauvre petit petit petit tout petit tout petit très malheureux... très catholique... très catholique... très pratiquant se rassoit sur son fauteuil à seize francs
le spectacle est permanent...
il en aura pour son argent...
et le spectacle recommence...
voilà les gentils animaux des dessins animés
mais ils ne restent pas là longtemps
parce que voilà que revoilà le vrai visage du Vatican
ça commence par des vues de Borne
on montre les quartiers de la ville
dans une rue il y a deux hommes
personne ne les remarque
l'un de ces deux hommes c'est le veilleur de nuit l'autre c'est un Italien qui n'a pas de travail un Romain
un Romain avec des pièces au fond du pantalon un Romain qui crève de faim les deux hommes sortent du film personne ne s'aperçoit de leur disparition
et là-bas ils continuent à se promener dans Rome
le Romain fait des gestes avec la main
ces gestes le veilleur de nuit les comprend
il n'a pas besoin d'allumer sa lanterne
ce sont des gestes pareils aux siens
un pour serrer la ceinture
un pour montrer les devantures
un autre geste avec la main à plat au-dessus du pavé
en penchant un peu l'épaule
ça veut dire qu'on a des enfants
avec les doigts on fait le compte
c'est un Romain qui a trois enfants
et pas de travail
et ils parlent aussi un petit peu les deux hommes
et ils se comprennent très bien avec très peu de mots
le Romain et le Parisien
Gangster Mussolini
Mussolini gangster
ils éclatent de rire
ils se sont parfaitement compris
une grande joie les fait rire
Gangster... Mussolini
avant!... avanti...
à voix basse le Romain chante au veilleur de nuit
la chanson interdite
Partant pour l'Ethiopie
avanti... avanti...
les fusils partiront tout seuls
c'est moi qui vous le dis
qu'ils partent donc tout seuls
les fusils
qu'ils s'en aillent,
nous resterons à la maison
et quand ils reviendront
nous irons les chercher à la gare avec une fanfare
le veilleur de nuit ne comprend pas
toutes les paroles de la chanson
mais il en comprend le sens
et il recommence à rire
et les deux hommes trouvent d'autres copains
un qui travaille chez Fiat à Turin
Turin... Turin-cassis...
le veilleur de nuit pense à l'apéritif et ça lui donne soif il s'arrête près d'une fontaine il entend le bruit de l'eau il s'assoit il boit
il entend l'eau et son rêve le reprend Rome l'unique objet de mon ressentiment il dit au revoir aux autres et s'en va vers le Vatican... il ne sait pas d'où ça lui vient mais il a un tas de choses à dire et tout le temps il pensait à ces choses quand il était tout seul auprès du brasero l'hiver la nuit dans son chantier il a un théâtre dans la tête et dès qu'il est seul ça recommence à jouer et c'est des pièces terribles que ça joue pas des tragédies à guirlandes avec des bonzes d'autrefois qui débloquent comme à l'église des histoires de fesses qui riment
mais des pièces avec des hommes de viande avec de pauvres femmes vivantes avec du pain avec des chiffres
des chiffres... des orages de chiffres... toujours des petites sommes et puis des hommes qui fabriquent...
d'autres qui attendent tristement l'autobus sous la pluie des vieux souliers
des petites filles qui demandent humblement à crédit chez le laitier
des hommes... des femmes... des enfants
des hommes... des femmes... des enfants
qui se battent contre la misère
qui pataugent dans leur propre sang
dans le sang et dans la misère
dans la misère et dans le sang
et sur le sang de la misère les autres se gondolent à Venise avec des suspensoirs d'hermine et des diamants aux doigts de pied
les cloches sonnent dans les églises pour que les pauvres viennent prier mais lui le veilleur de nuit il veut empêcher les cloches de sonner il veut parler
il veut crier hurler gueuler
gueuler...
mais ce n'est pas pour lui tout seul qu'il veut gueuler c'est pour ses camarades du monde entier pour ses camarades charpentiers en fer qui fabriquent les maisons de la porte Champerret pour ses camarades cimentiers... ses camarades égoutiers... camarades surmenés... camarades pêcheurs de Douarnenez... camarades exploités... camarades de la T. C. R. P... camarades mal payés... camarades vidangeurs... camarades humiliés... camarades chinois des rizières de Chine... camarades affamés... camarades paysans du Danube... camarades torturés... camarades de Belleville... de Grenelle et de Mexico... camarades sous-alimentés... camarades mineurs du Borinage... camarades mineurs d'Oviedo...camarades décimés... mitraillés... camarades dockers de
Hambourg... camarades des faubourgs de Berlin... camarades
espionnés... bafoués... trompés... fatigués... découragés... camarades noirs des États-Unis... camarades lynchés... camarades marins des prisons maritimes... camarades emprisonnés... camarades indo-chinois de Poulo Condor... camarades matraqués... camarades... camarades...
c'est pour ses camarades qu'il veut gueuler le veilleur de nuit pour ses camarades de toutes les couleurs de tous les pays et tout en marchant il arrive devant la porte du Vatican et il s'arrête
devant la porte il y a des hommes la plume sur la tête
la hallebarde à la main
ces hommes lui barrent le chemin
et lui demandent ce qu'il veut
Je viens demander au pape s'E est sourdingue... comprenez je viens lui demander s'il est dur de la feuille et s'il sait lire s'il sait compter... lui demander ce qu'il pense de la situation mondiale lui demander puisque de son métier il dort être bon comme le bon pain ce qu’il attend pour ouvrir sa grande gueule en faveur des opprimés...
et la garde le laisse passer croyant qu'il s'agit d'un plombier qui vient remettre un joint au robinet de la baignoire dorée où parfois le Saint-Père vient se mouiller les fesses et le dessous des pieds il passe
il traverse les salons tu parles d'un bobinard mon vieil Edmond quel bordel madame Adèle quel boxon monsieur Léon Û glisse sur le parquet ciré sa lanterne à la main il glisse si vite
qu'on dirait un train
et le voilà qui écrase quelqu'un
un affreux
c'est un affreux vêtu de noir
une mèche de pétrole à la place des cheveux
la cravate blanche
les pieds douteux
le veilleur de nuit s'enfuit
Laval se relève et s'époussette
un valet s'empresse
Monsieur le comte
et monsieur le comte Laval demande au valet si la mule du pape est visible et comment il faut s'y prendre pour la baiser selon le protocole
on amène une mule d'essai et l'homme d'État et la bête restent seuls en tête à tête
le veilleur de nuit continuant son exploration arrive dans la grande antichambre près du grand salon de la grande réception... c'est fou ce qu'il peut y avoir de monde qui rampe sur le paillasson
un tas de gens connus des gens qui sont quelqu'un
des journalistes des hommes de main
des valets de pied des écrivains
des banquiers des académiciens
le veilleur de nuit les écoute
ils parlent... ils parlent du nez...
de la pluie et du beau temps
mais ils parlent surtout argent
il y en a qui sont avec leur femme
monsieur Déchet avec madame Déchet
monsieur Gésier avec madame Chaisière
monsieur Pierre Benoit madame Antinéa
madame Léon Bailby monsieur Antinoüs
monsieur Salmigondis madame Cora Laparcerie
monsieur Deibler et sa veuve
grand-papa Doumergue et ses petits-enfants et le petit monsieur tout seul Quenelle de Jouvenel Bertrand monsieur Claude Führer le grand pétopiomane et puis des Léon Vautel... des Clément Daudet... des Brioche la Rochelle des Jab de la Bretelle... des Maurras et des Vorace de Carbuccia des Gallus des Henribérot des Gugusses des compères Doriot des de mes deux Kérilis des Pol Morand des Chiappe des Henri Lavedan et voilà le lieutenant colonoque de la rondelle aux flambeaux
et les Schneider les de Wendel
tous les vieux débris du Creusot
tous les édentés carnivores
tous les vieux marcheurs de la mort
et ces dames
leurs dames
comme elles sont belles à voir quand on pense à autre chose et qu'on ferme les yeux
les propos qu'elles tiennent sont tout à fait savoureux elles parlent du pape
et quand elles parlent elles font avec la bouche le même bruit désagréable que lorsqu'elles remuent leur prie-Dieu le jour de la grand-messe des morts à Saint-Laurent pied de porc...
Et le pape m'a dit ceci et le pape m'a dit cela et papati et papata...
et ces messieurs s'en mêlent
Comme je le disais au Saint-Père dit Pol Morand à la douairière
Debout les morts et à la douche nous voulons des cadavres propres...
oh monsieur Morand
vous êtes le roi des cormorans et toujours tellement garnement
et la douairière se chatouille le fessier
elle voudrait bien se le faire dédicacer
soudain elle arrête de se chatouiller
et tout le monde arrête de faire ce qu'il faisait
tout le monde claque des talons
tous le monde rectifie la position
Mussolini traverse le salon
le voilà l'ennemi du Négus
le voilà l'authentique gugusse
le voilà le nouveau Poléon
il a la drôle de tête de l'homme qui croit que c'est arrivé mais qui ne sait pas au juste comment ça va se terminer... il salue tout ce beau monde à la romaine et tout ce beau monde à la romaine le salue
soudain Mussolini aperçoit le veilleur de nuit et s'approche de lui en fronçant les sourcils Alors on se salue plus
Je n'ai jamais salué personne dit le veilleur de nuit
et le Duce est très embêté
cet homme seul... ce sans-gêne... cette lanterne
peut-être que c'est Diogène
on ne sait jamais
et le Duce qui ne tient pas à avoir d'ennuis avec l'antiquité entraîne le veilleur de nuit dans un salon plus discret
les voilà assis sur une banquette
Moi ce que je souhaite dit Mussolini
c'est le bonheur de mon peuple
Tu l'as dit bouffi... répond le veilleur de nuit
et il se met à rire doucement
Mussolini est inquiet... soudain il entend du bruit
son inquiétude grandit
le bruit qui inquiète Mussolini
vient de dessous la banquette
sur laquelle il est assis
Ce n'est rien... dit le veilleur de nuit c'est le roi d'Italie il fait les cent pas il s'ennuie
Ah bon dit Mussolini
Moi je viens pour voir le pape dit le veilleur de nuit
Moi aussi dit Mussolini
Moi aussi dit venant de dessous la banquette
la petite voix du roi d'Italie
j'ai rendez-vous avec lui
Moi je n'ai pas rendez-vous dit le veilleur
je viens comme ça... en touriste
Très intéressant le tourisme... extrêmement intéressant
reprend Mussolini... le tourisme...
mais la grande porte s'ouvre
un camerlingue apparaît
Au premier de ces messieurs
C'est moi dit le roi et il sort
mais Mussolini donne au monarque un discret petit
coup de pied et le monarque rentre sous sa banquette
en hochant tristement la tête
Le premier c'est moi dit Mussolini
en faisant la grosse voix
Je vous demande pardon dit le veilleur de nuit
j'étais là avant vous
avanti avanti
et il passe
la grande porte se referme derrière lui et le voilà en présence de celui qu'on appelle le vicaire de Jésus-Christ il est assis sur son saint siège le vicaire et devant lui deux ou trois douzaines de grosses vieilles femmes à barbe imberbes sont agenouillées sur le tapis le Saint-Père leur parle en latin et il les appelle ses brebis Drôle de harem pense le veilleur de nuit... mais voilà les femmes à barbe qui se lèvent...
...qui se lèvent en poussant des cris...
Pesetas Bandera
Pesetas Pesetas Pesetas Franco
Légère erreur pense le veilleur
il comprend qu'il a confondu hommes d'Église avec femmes à barbe et qu'il se trouve en présence des évêques cardinaux archevêques et bedeaux... des révérends pères gras à lard brûlés vifs par le Frente Popular dans les souterrains d'Oviedo... et le Saint-Père écoute avec sérénité la plainte déchirante des malheureux prélats carbonisés
Ah si tu savais Saint-Pèr
 ce que ces barbares nous ont fait
ils nous ont coupé les jambes
et puis ils nous ont pendus par les pieds
ils nous ont plongé la tête dans l'huile d'olive bouillante
ils nous ont saignés comme des porcs
ah si tu savais Saint-Père
combien horrible fut notre mort
ils nous ont crucifiés sur des planches
avec de sales clous rouilles
mais Dieu qui fait bien ce qu'il fait
Dieu nous a tous ressuscités
et sur son nuage d'acier trempé
sainte Tenaille est arrivée
sainte Tenaille nous a décloués
et nous avons erré dans la montagne
emportant les vases sacrés
il y avait des fruits sauvages
nous les avons apprivoisés... baptisés
et puis nous les avons mangés
et nous avons marché marché
jusqu'à un tout petit village
où dans sa grande automobile
saint Christophe nous attendait
ah quelle terrible chaleur et quelle soif il faisait
tout nu dans le spider
saint Sébastien pleurait
ils l'avaient planté de banderilles
il ne pouvait pas les enlever
sainte Tenaille s'était endormie...
pas moyen de la réveiller...
saint Sébastien s'impatientait...
on est allé chez un médecin…
mais la porte était défoncée... toute la maison saccagée
et là Saint-Père horreur nous vîmes
comme nous vous voyons Saint-Père
comme nous vous voyons
nous vîmes le médecin et sa dame
suspendus à la suspension
horreur Saint-Père horreur nous vîmes
sur le carreau de la cuisine
les trente-deux filles du médecin
éventrées par les miliciens
horreur Saint-Père horreur nous vîmes
un homme étrange qui grelottait
on aurait dit un grand poulet
un grand poulet qui sanglotait
c'était l'ange gardien des jeunes filles
plumé vif par les miliciens
horreur Saint-Père horreur nous vîmes
la bienheureuse sainte Albumine dans une bouteille emprisonnée
et tout en haut du haut de l'église
la bienheureuse sainte Camomille empalée sur le clocher
horreur Saint-Père horreur nous vîmes aussi...
...mais soudain midi sonne
on entend un grand bourdonnement
c'est le ventre des prélats espagnols qui grogne
qui grogne parce qu'il n'est pas content
Bon appétit mes agneaux
bon appétit mes brebis
vous me direz la suite au dessert dit le Saint-Père et la délégation des malheureux prélats carbonisés miraculés béatifiés et affamés se précipite vers la grande salle où est préparé le banquet
le pape reste seul ou plutôt se croit seul car il ne voit pas le veilleur de nuit planqué dans l'ombre et qui sourit et comme les gens qui sont seuls qui n'ont rien à faire et qui font n'importe quoi pour passer le temps le pape se ronge doucement les ongles machinalement
et puis avec son pied il aplatit le tapis qui fait des plis et puis il bâille
et puis croisant la jambe droite sur la jambe gauche il se tapote avec la main le bas du genou pour voir si les réflexes vont bien et puis il réfléchit
et toute réflexion faite il constate que pour ce qui est des réflexes c'est presque tout à fait complètement fini
soudain une voix
une voix venant de très loin
une voix désolante
une voix d'os
une voix morte
la voix d'un vieux ventriloque crevé depuis des milliers d'années
et qui dans le fond de sa tombe continue à ventriloquer
Allô allô Radio-Séville
Allô allô Radio-charnier
c'est le général Quiépo micro de Llano qui postillonne à la radio
Pour un nationaliste tué je tuerai dix marxistes... et s'il ne s'en trouve pas assez je déterrerai les morts pour les fusiller...
et cette atroce voix cariée
cette voix pouacre... cette voix nécrologique religieuse soldatesque vermineuse néo-mauresque
cette voix capitaliste
cette voix obscène cette voix hidéaliste
Cette voix parle pour la vermine du monde entier et la vermine du monde entier l'écoute et elle lui répond en hurlant
alors le veilleur de nuit entend le vrai cantique du Vatican
la lugubre complaine des prêtres
le cliquetis des baïonnettes
la sonnette du saint sacrement
et le bruit des boîtes à pansements
l'affreuse clameur des possédants
en chœur
avec le chœur des bourreaux qui demandent justice en chœur
avec le chœur des repus qui hurlent qu'ils ont faim en chœur
avec les égorgeurs qui crient à l'assassin en chœur
avec les litanies des hommes aux globules noirs en chœur
avec les vieux cantiques des vieux bourreurs de mou en chœur
avec les abominables choristes chantant l'abominable opéra sinistre
Sacré-Cœur de Jésus ayez pitié de nous mais comme il connaît la chanson le pape en a marre et tourne le bouton silence
silence troublé par une discrète petite toux c'est le veilleur qui fait hum... hum... histoire de montrer qu'il est là
et le Saint-Père un peu étonné fait celui qui ne le voit pas il met sa tête entre ses mains... il se recueille et tout en marmonnant un petit notre-père-qui-êtes-aux-cieux
à travers ses doigts entrouverts il regarde à quel genre d'homme il a affaire et comme l'homme est plutôt mal fringue le Saint-Père est un peu inquiet et il se dit Quel est cet homme que me veut-il comment est-il entré ici c'est peut-être un dévoyé un anarchiste un terroriste un illuminé un trotskyste
dans les méninges papales l'étonnement la crainte et la curiosité se baladent en liberté et le Saint-Père continue sa prière Que votre volonté soit faite... c'est peut-être cette vache d'évêque qui l'a envoyé pour me sectionner le gésier s'il fait un pas de plus je tire sur la sonnette pour appeler les carabiniers... sur la terre comme au ciel... il n'a pourtant pas l'air mauvais... c'est peut-être un gros industriel du textile qui vient pour que je casse le mariage de sa fille et s'est déguisé en loqueteux pour que je lui fasse un prix... donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien... si tu crois m'avoir c'est moi qui t'aurai mon vieux... pater noster qui êtes aux deux... peut-être que c'est un de mes fils naturels... il va m'appeler papa me demander des ronds... me voilà dans de beaux draps... quel dommage qu'on ne soit plus au temps des Borgia au temps des oubliettes et des petits flacons... ne nous laissez pas succomber à la tentation... je vais tout de même lui poser quelques questions... sed libéra nos a malo amen... Quel bon vent vous amène mon ami Je n'aime pas la prière dit le veilleur de nuit ça fait un sale petit bruit un sale petit bruit de poussière on dirait qu'on bat les tapis
tout de même je vous en prie Saint-Père comme on dit
je vous en prie ne m'appelez pas votre ami
gardez vos distances
je ne suis pas venu vous baiser l'anneau
gardez votre truc sur la tête moi je garderai ma casquette vous me demandez quel bon vent m'amène je suis venu à pied le vent était mauvais mais tout de même entre parenthèses quel drôle de chapeau vous portez j'ai répondu à votre question répondez à la mienne où est le panier
Le panier répond le Saint-Père qui ne sait que faire que dire que penser quel panier
Quand un pâtissier dit le veilleur
quand un pâtissier va livrer en ville une pièce montée...
un grand gâteau de noces ou d'anniversaire... il met la
pièce montée dans un panier... il met le panier sur sa tête...
il s'en va là où il doit aller... il s'en revient la course faite
le panier à la main et ceux qui le voient passer disent
Voilà un pâtissier parce qu'un pâtissier c'est quelqu'un...
quelqu'un qui ressemble à quelque chose...
tandis que toi
tu ne ressembles à rien
comme un vieux gâte-sauce absurde et morne
comme un vieux faux pâtissier funèbre qui aurait revêtu
on ne sait pas trop pourquoi la robe de la mariée tu portes
sérieusement gravement posée sur ta tête la pièce montée   I
et tu n'oses pas la bouger cette tête de crainte de voir la
crème dégouliner et tu restes là assis sans bouger de crainte
de voir la robe se déchirer de crainte de laisser voir aux
autres
le personnage tel qu'il est le grand pâtissier sans panier
le grand homme sans spécialité possédant toutes les qualités
le grand homme pauvre comme Job riche comme Crésus
utile comme la paille dans l'acier
le grand homme irréprochable incorruptible invulnérable infaillible imperméable insubmersible et vénérable et vénéré et admirable et admiré et considérable et considéré et respectable et respecté respecté
voilà le grand mot lâché le respect
et le veilleur de nuit s'esclaffe le respect
il s'esclaffe comme une girafe il se tord comme une baleine
et son rire c'est comme le rire nègre des nègres comme le fou rire des fous comme le rire enfantin des enfants des enfants c'est le rire brut le rire qui secoue
le vrai fou rire vraiment comme le vrai fou rire du printemps
vous savez quand le printemps arrive à toute vitesse en
chantant à tue-tête
le printemps fou
le printemps un peu saoul
et tellement content
le printemps
il a sur l'oreille la grande fleur qu'on appelle soleil une fille toute neuve toute joyeuse toute nue dans les bras
il marche sur la nouvelle herbe
et la nouvelle herbe frémit sous la caresse de ses pas
la fille est jolie comme un rêve
tellement jolie
que le printemps lui-même n'en revient pas elle tient dans sa main un oiseau nouveau c'est l'oiseau de la jeunesse
l'oiseau qui rit aux éclats
«et voilà le pape qui pousse un long cri de détresse et
qui pique une tête et qui roule à terre et qui pique une
crise et qui se relève en hurlant
il a reçu un éclat de rire dans l'œil
et, continuant son hurlement il tourne autour de son
fauteuil en courant
poursuivi par l'oiseau moqueur
l'oiseau qui rit comme un enfant
Allez laisse
dit le veilleur à l'oiseau
laisse c'est un vieux
sauve-toi... va-t'en...
l'oiseau s'envole par la fenêtre
l'oiseau s'envole vers les pays chauds
et le pape reprend son souffle et ses saints esprits
Sauf le respect que je ne vous dois pas Saint-Père comme
on dit vous ressemblez à un vieux voyageur de première
Et pourquoi donc... demande le Saint-Père intrigué et
confus tout en s'assurant d'un petit regard inquiet et
circulaire que l'oiseau est bien parti
Quand un vieux voyageur dit le veilleur
quand un vieux voyageur de première passant pour
prendre l'air sa vieille tête par la portière reçoit dans
l'œil une escarbille...
mais le pape l'interrompt
Ah foutez-moi la paix à la fin
je ne suis tout de même pas arrivé à mon âge et à ma haute situation pour me laisser emmerder par un malheureux petit libre penseur de rien du tout venu je ne sais d'où
Je ne suis pas libre penseur dit le veilleur je suis athée
Hein quoi dit le Saint-Père
et l'autre dans le tuyau de son oreille
l'autre se met à gueuler
Allô allô Saint-Père vous m'entendez
athée
A comme absolument athée
T comme totalement athée
H comme hermétiquement athée
É accent aigu comme étonnamment athée
E comme entièrement athée
pas libre penseur
athée
il y a une nuance
mais toi les nuances tu t'en balances et puis dans le fond ce que je t'en dis... j'étais venu pour te voir je t'ai vu ça me suffit...
et le veilleur fait le .geste de s'en aller mais le successeur de saint lance-Pierre de saint lance-Paul et de saint lance-flammes lui met doucement la main sur l'épaule et le regarde avec une compatissante tristesse simulée d'une façon si parfaite que le saint simulateur professionnel pris lui-même par le ronron de sa simulation verse les authentiques larmes de la bonté de l'humilité de la résignation et de la désolation et il gémit
Poussière tout n'est que poussière et tout retournera en poussière
Tais-toi dit le veilleur
tu parles comme un aspirateur
alors le secrétaire général de la chrétienté s'arrête de philosopher
et fusillant le veilleur du regard
en secouant sa noble tête de vieillard sur son goitre
somptueux
il entonne d'une voix grave les Commandements de Dieu
Garde à vous
repos éternel
garde à vous
garde à vous
l'arme à la bretelle
en avant marche et paix sur la terre aux hommes de benne volonté section halte
couchez-vous... aplatissez-vous... humiliez-vous...
enfouissez-vous...
rampez
garde à vous garde à vous
contre tous ceux qui osent lever la tête
feu à volonté
mais soudain le Saint-Père cesse de gesticuler
et voit en face de lui
le veilleur déguisé en Saint-Père
et ce sans aucun doute pour se foutre de lui
le veilleur déguisé en Saint-Père avec comme lui une
tiare sur la tête et qui comme lui fait de grands gestes
en poussant de grands cris
blême de rage
rouge de honte
vert-de-gris
le pape se jette sur son ennemi avanti avanti
et le voilà le nez ensanglanté...
sur la glace où le Saint-Pèce s'est cogné contre son
auguste reflet de Saint-Père
il y a une petite tache de sang
une petite tache de sang inodore incolore sans saveur un simulacre de tache de sang pour ce qui est du veilleur il est parti depuis longtemps eh oui
ça fait déjà un bon quart d'heure...
un bon quart d'heure qu'il est parti
laissant le pape avec ses grandes manœuvres
ses grandes orgues ses petits ennuis
le pape seul dans la grande salle de son Vatican
seul
comme au milieu d'une assiette sale un vieux cure-dents dans la rue la nuit est tombée et le veilleur marche dans la rue dans la nuit
il tombe une toute petite pluie
sa lanterne est allumée
quelqu'un court derrière lui
Û se retourne et voit dans la lumière
un chat de gouttière
et le veilleur de nuit s'arrête
le chat aussi
Tu devrais venir par là dit le chat
il y a un oiseau blessé
des fois que tu serais vétérinaire
on ne sait jamais
il doit venir de très loin cet oiseau
ses ailes étaient couvertes de poussière
il volait
il saignait
et puis il est tombé très vite comme ça d'un seul coup
comme une pierre
j'ai sauté dessus pour le manger
mais il s'est mis à chanter
et sa chanson était si belle
que je me suis privé de dîner
Je crois que je le connais dit le veilleur
et le voilà parti avec le chat de gouttière
sous la pluie
ils arrivent sur une petite place
C'est là dit le chat
C'est ici dit le veilleur
je m'en doutais
il se baisse et ramasse l'oiseau
Je crois qu'il en a pris un bon coup dit le chat
son aile gauche est arrachée
il n'en a pas pour longtemps
Ta gueule dit le veilleur
le chat comprend qu'il faut se taire
il se tait
et dans la main du veilleur l'oiseau de la jeunesse
commence à délirer
Ah ça m'embêterait de mourir
j'ai vu des choses si belles... si terribles... si vivantes... et puis des choses si drôles si étonnantes
ah ça m'embêterait de mourir j'ai un tas de choses à dire et puis j'ai envie de rire... j'ai envie de chanter... Tais-toi dit le veilleur tais-toi si tu veux guérir Mais puisque je te dis que j'ai vu des choses... et l'oiseau se retourne dans la main du veilleur comme un malade dans son ht x le chat inquiet fronce les sourcils l'oiseau raconte Je volais très vite si vite et je voyais je voyais...
...au-dessus des Baléares j'ai vu l'été qui s'en allait et sur le bord de la mer
la Catalogne qui bougeait et partout des vivants... des garçons et des filles qui se préparaient à mourir et qui riaient... j'ai vu
la première neige sur Madrid
la première neige sur un décor de suie de cendres et
de sang
et j'ai revu celle qui était si belle
la jolie fille du printemps
elle était debout au milieu de l'hiver
elle tenait à la main une cartouche de dynamite
ses espadrilles prenaient l'eau
le roleil qu'elle portait sur l'oreille
était d'un rouge éclatant
c'était la fleur de la guerre civile
la fleur vivante comme un sourire
la fleur rouge de la liberté
doucement j'ai volé autour d'elle
sous son sein gauche son cœur battait
et tout le monde l'entendait battre
le cœur de la révolution
ce cœur que rien ne peut empêcher de battre
que rien... personne ne peut empêcher d'abattre ceux qui
veulent l'empêcher de battre... de se battre...
de battre... de battre...
Ne t'excite pas comme ça dit le veilleur
tu as la fièvre
tu saignes
ton aile est arrachée
essaie de dormir... laisse-moi faire...
je te guérirai
et le veilleur s'en va la casquette sur la tête l'oiseau blessé dans le creux de la main le chat de gouttière tient la lanterne et il leur montre le chemin.
1936.

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 105-135


http://vimeo.com/6119378



Title: Jacques Prévert, L'Orgue de Barbarie
Post by: Frederique on 10 May, 2010, 13:48:34

L’Orgue de Barbarie


Moi je joue du piano
disait l'un
moi je joue du violon
disait l'autre
moi de la harpe moi du banjo
moi du violoncelle
moi du biniou... moi de la flûte
et moi de la crécelle.
Et les uns et les autres parlaient parlaient
parlaient de ce qu'ils jouaient.
On n'entendait pas la musique
tout le monde parlait
parlait parlait
personne ne jouait
mais dans un coin un homme se taisait:
«Et de quel instrument jouez-vous Monsieur
qui vous taisez et qui ne dites rien?»
lui demandèrent les musiciens.
«Moi je joue de l'orgue de Barbarie
et je joue du couteau aussi»
dit l'homme qui jusqu'ici
n'avait absolument rien dit
et puis il s'avança le couteau à la main
et il tua tous les musiciens
et il joua de l'orgue de Barbarie
et sa musique était si vraie
et si vivante et si jolie
que la petite fille du maître de la maison
sortit de dessous le piano
où elle était couchée endormie par ennui
et elle dit:
«Moi je jouais au cerceau
à la balle au chasseur
je jouais à la marelle
je jouais avec un seau
je jouais avec une pelle
je jouais au papa et à la maman
je jouais à chat perché
je jouais avec mes poupées
je jouais avec une ombrelle
je jouais avec mon petit frère
avec ma petite sœur
je jouais au gendarme
et au voleur
mais c'est fini fini fini
je veux jouer à l'assassin
je veux jouer de l'orgue de Barbarie.»
Et l'homme prit la petite fille par la main
et ils s'en allèrent dans les villes
dans les maisons dans les jardins
et puis ils tuèrent le plus de monde possible
après quoi ils se marièrent
et ils eurent beaucoup d'enfants.
Mais
l'aîné apprit le piano
le second le violon
le troisième la harpe
le quatrième la crécelle
le cinquième le violoncelle
et puis ils se mirent à parler parler
parler parler parler
on n'entendit plus la musique
et tout fut à recommencer!

http://www.4shared.com/audio/12BmygZH/Prevert_Jacques_-_Lorgue_de_Ba.html

Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 139-141

Title: Jacques Prévert, Immense et rouge
Post by: Frederique on 10 May, 2010, 13:51:17

Immense et rouge


Immense et rouge
Au-dessus du Grand Palais
Le soleil d'hiver apparaît
Et disparaît
Comme lui mon cœur va disparaître
Et tout mon sang va s'en aller
S'en aller à ta recherche
Mon amour
Ma beauté
Et te trouver
Là où tu es.


 Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 176

Title: Jacques Prévert, Déjeuner du matin
Post by: Frederique on 17 May, 2010, 18:12:43

Déjeuner du matin


Il a mis le café
Dans la tasse
Il a mis le lait
Dans la tasse de café
Il a mis le sucre
Dans le café au lait
Avec la petite cuiller
Il a tourné
Il a bu le café au lait
Et il a reposé la tasse
Sans me parler
Il a allumé
Une cigarette
Il a fait des ronds
Avec la fumée
Il a mis les cendres
Dans le cendrier
Sans me parler
Sans me regarder
Il s'est levé
Il a mis
Son chapeau sur sa tête
Il a mis
Son manteau de pluie
Parce qu'il pleuvait
Et il est parti
Sous la pluie
Sans une parole
Sans me regarder
Et moi j'ai pris
Ma tête dans ma main
Et j'ai pleuré.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 144-145

Title: Jacques Prévert, Presque
Post by: Frederique on 17 May, 2010, 18:14:19

Presque


A Fontainebleau
Devant l'hôtel de l'Aigle Noir
Il y a un taureau sculpté par Rosa Bonheur
Un peu plus loin tout autour
Il y a la forêt
Et un peu plus loin encore
Joli corps
Il y a encore la forêt
Et le malheur
Et tout à côté le bonheur
Le bonheur avec les yeux cernés
Le bonheur avec des aiguilles de pin dans le dos
Le bonheur qui ne pense à rien
Le bonheur comme le taureau
Sculpté par Rosa Bonheur
Et puis le malheur
Le malheur avec une montre en or
Avec un train à prendre
Le malheur qui pense à tout...
A tout
A tout... à tout... à tout...
Et à Tout
Et qui gagne « presque » à tous les coups
Presque.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 154

Title: Jacques Prévert, La rue de Buci maintenant...
Post by: Frederique on 17 May, 2010, 18:17:55

La rue de Buci maintenant...

Où est-il parti
le petit monde fou du dimanche matin
Qui donc a baissé cet épouvantable rideau de poussière et de fer sur cette rue
cette rue autrefois si heureuse et si fière d'être rue
comme une fille heureuse et fi ère d'être nue.
Pauvre rue
te voilà maintenant abandonnée dans le quartier
abandonné lui-même dans la ville dépeuplée. Pauvre rue
morne corridor menant d'un point mort à un autre point mort
tes chiens maigres et seuls et ton gros mutilé de guerre
qui a tellement maigri lui aussi
et qui passe dans sa petite voiture mécanique
traversant au hasard sans savoir où aller
s'arrêtant n'importe où sans même savoir où c'est
il s'était fait une raison d'homme
une fois l'autre guerre finie
une raison avec sa voiture
une raison avec ses deux jambes arrachées
et il avait ses petites habitudes
on lui disait bonjour il connaissait tout le monde
et tout le monde le connaissait.
Et il roulait
il s'arrêtait pour boire un verre il oubliait il plaisantait
et puis il allait déjeuner
et voilà qu'encore une fois tout a encore recommencé
et il roule lentement dans sa rue
et il ne la reconnaît plus
et elle ne le reconnaît plus non plus
et la misère debout fait la queue aux portes du malheur
aux portes de l'ennui
et la rue est vide et triste
abandonnée comme une vieille boîte au lait
et elle se tait.
Pauvre rue qui ne veut plus qui ne peut plus rien dire
pauvre rue dépareillée et sous-alimentée
on t'a retiré le pain de la bouche
on t'a arraché les ovaires
on t'a coupé l'herbe sous le pied
on t'a rentré tes chansons dans la gorge
on t'a enlevé ta gaîté
et le diamant de ton rire s'est brisé les dents
sur le rideau de fer de la connerie et de la haine
et les gosses du quartier ne sortent plus de chez le boulanger souriants en mangeant la pesée
au Cours des Halles les sanguines
les petits soleils de Valence
ne roulent plus dans les balances
dans les filets des ménagères
abandonnant sur le trottoir
leurs jolies robes de papier
avec des toréadors et de belles cigarières
imprimées de toutes les couleurs
et puis des noms de villes étrangères
pour faire rêver les étrangers.
Et toi citron jaune
toi qui trônais comme un seigneur au milieu de tes Portugaises vertes
tu étais l'astre de la misère
la lumière du repas de midi et demi.
Où es-tu maintenant
citron jaune qui venais des autres pays
et toi vieille cloche qui vendais des crayons
et qui trouvais dans le vin rouge et dans tes rêves sous les ponts
d'extraordinaires balivernes des histoires d'un autre monde
de prodigieuses choses sans nom
où es-tu
où sont tes crayons...
Et vous marchandes à la sauvette
où sont vos lacets vos oignons
où est le bleu de la lessive
où sont les aiguilles et le fil et les épingles de sûreté.
Et vous filles des quatre saisons
vous êtes là encore bien sûr
mais le cœur n'y est plus
le cœur de ce quartier
le cœur de ces artères
le cœur de cette rue
et vous vendez de mauvaises herbes
et vous avez beaucoup changé.
Vos cris n'ont plus la même musique
dans votre voix quelque chose est brisé...
Et toi jolie fille
qui te promenais
et qui vivais
autour et alentour de la rue de Buci
toi qui grandissais dans ce paysage
toi qui te promenais tous les matins
avec ton chien
avec ton pain
et puis qui es partie
maintenant tu es revenue
et toi non plus tu ne reconnais plus ta rue.
La rue où tu marchais le dimanche matin
avec ton chien
et puis ton pain
tu venais à peine de te réveiller
tes yeux étaient grands ouverts
et brillaient
et tu paraissais nue sous ta robe légère
et tu souriais
heureuse qu'on te regarde
et d'être regardée
devinée désirée
caressée du regard par ta rue tout entière
par ta rue de Buci
qui fronçait le sourcil
qui haussait les épaules
qui faisait celle qui est en colère
et te montrait du doigt
et te traitait de tous les noms
Si ce n'est pas une honte
à son âge
avez-vous déjà vu ça...
et parlait d'en parler à ton père
ta rue de Buci
qui faisait l'indignée
celle qui était en colère
mais dans le fond
heureuse et fière
de ta beauté éblouissante
de ta provocante jeunesse
de ta merveilleuse pauvreté
de ta merveilleuse liberté.




Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 204-207

Title: Jacques Prévert, La morale de l'Histoire
Post by: Frederique on 18 May, 2010, 16:13:54

La morale de l’Histoire


Brunehaut sous ton image une légende épique
Précise tes derniers moments chaotiques
Et traînée par un cheval indompté
Tu entres dans l'histoire en pièces détachées
Mais la gravure te représente
Nue sculpturale séduisante
Et pourquoi ne pas l'avouer mon Dieu
Désirable en diable
Excitante
Et pourtant Brunehaut
Tu peux bien le dire maintenant
Que tu es morte depuis si longtemps
Quand tu es morte
Historiquement
Tu avais bien tout de même dans les quatre-vingts ans
Et derrière ton fameux cheval indompté
Tu devais plutôt ressembler
Pauvre reine mère édentée et détrônée
A une vieille casserole rouillée
Attachée à la queue d'un chien
Par d'impitoyables vauriens
Qu'à l'image décrite plus haut
De l'éblouissante Brunehaut
Mais il faut bien faire un dessin
Pour rendre l'histoire attachante
Et le collégien qui se touche
Évoquant tes fesses et tes seins
En apprenant l'histoire de France
Est attaché lui aussi
Comme l'est le cheval fougueux
Par la queue à tes faux cheveux
Attaché à ton image
Par la queue et par la main
Désolante caresse de collège
Minable orgie de patronage
Dérisoire palais des mirages
Mais Dieu qui sait prendre les choses de très haut
Intervient fort judicieusement
En faveur de son petit chanteur de la manécanterie
Allez vous rhabiller Brunehaut
C'est fini pour aujourd'hui le boulot
Et Brunehaut monte sur son vieux cheval couronné
Et Dieu monte à son tour et en croupe galamment derrière elle
Et les voilà partis pour la grande écurie historique catholique apostolique
Et romaine
Dieu refermant sagement le livre derrière lui
L'adolescent alors reprend ses sains esprits
La chanson de geste est finie
Et comme un garçon d'honneur qui vient de terminer d'un trait un étourdissant monologue
Et qui voit soudain la table desservie
Les lumières éteintes et les bosquets déserts
Les garçons endormis et la mariée partie
Il se trouve soudain horriblement gêné
Et tout ce qu'il y a de plus seul et de plus honteux sur la terre
Le remarquable et exemplaire bon élève des bons pères
Tout seul comme un orphelin ordinaire
Ou comme un veuf
Tout seul au milieu de la classe
Dans la pénombre et dans le désarroi
Et dans une tenue dont le moins qu'on puisse dire
C'est qu'elle est négligée
Et il frissonne fébrile et dans tous ses états
Y compris l'état de péché mortel
Marié avec lui-même et pour la première fois
Sans le consentement de ses parents
Ni de qui d'autre que ce soit
Et dans ses méninges les échos d'une absurde obscène musique
résonnent encore
La musique d'un obscène et triste manège
Entraînant tournant sur lui-même et sous la pluie
Dans un absurde paysage sans arbre sans âme qui vive sans maison sans perspective sans horizon
Et sans rien qui vaille vraiment la peine d'être cité ici
D'absurdes reines de France sur d'absurdes chevaux de bois mort
Aux sons de l'absurde et obscène musique
D'un absurde piano mécanique
Mis en branle
C'est précisément le cas de le dire
Par un absurde chien battu mouillé velléitaire
L'absurde chien battu du plaisir solitaire
Traînant après sa queue l'ustensile imbécile
L'ustensile sacré
La casserole d'or du remords
Et le chien affolé fonce dans le brouillard bousculant le décor
Désespéré dans les couloirs
Entraînant à sa suite dans une abominable contagion sonore
Toute la batterie de cuisine du Saint Office des morts.
 
Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 208-210
Title: Jacques Prévert, La gloire
Post by: Frederique on 18 May, 2010, 16:16:10

La gloire


Coiffée d'un diadème d'épines
Et des éperons plein les talons
Toute nue sous son manteau d'hermine
La femme à barbe entre au salon
Je suis la grandeur d'âme
Je donne des leçons de diction
Des leçons de prédication de claudication de prédiction de malédiction de persécution de soustraction de multiplication de bénédiction de crucifixion de moralisation de mobilisation de distinction de mutilation d'autodestruction et d'imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ avec le programme complet de la soirée et la photographie de tous les grands hommes qui ont joué dans la pièce et en prime je donne la clef des singes publiée sous la haute direction d'un célèbre anthropopithèque national
Et aussi le manuel du parfait gradé
Le Kamasoutra expurgé
Et la liste complète et officielle
De tous les lots non réclamés
Et aussi un catéchisme de persévérance
Et douze bouteilles d'eau minérale
Avec la petite clef spéciale
Qui sert à les déboucher.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 211
Title: Jacques Prévert, Il ne faut pas…
Post by: Frederique on 18 May, 2010, 16:17:51

Il ne faut pas…


II ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec les allumettes
Parce que Messieurs quand on le laisse seul
Le monde mental Messssieurs
N'est pas du tout brillant
Et sitôt qu'il est seul
Travaille arbitrairement
S'érigeant pour soi-même
Et soi-disant généreusement en l'honneur des travailleurs du bâtiment
Un auto-monument
Répétons-le Messssssieurs
Quand on le laisse seul
Le monde mental
Ment
Monumentalement.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 212
Title: Jacques Prévert, Conversation
Post by: Frederique on 18 May, 2010, 16:19:22

Conversation


Le porte-monnaie :
Je suis d'une incontestable utilité c'est un fait
Le porte-parapluie :
D'accord mais tout de même il faut bien reconnaître
Que si je n'existais pas il faudrait m'inventer
Le porte-drapeau :
Moi je me passe de commentaires
Je suis modeste et je me tais
D'ailleurs je n'ai pas le droit de parler
Le porte-bonheur :
Moi je porte bonheur parce que c'est mon métier
Les trois autres (hochant la tête) :
Jolie mentalité!


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 213
Title: Jacques Prévert, Osiris ou La fuite en Égypte
Post by: Frederique on 18 May, 2010, 16:21:04

Osiris ou La fuite en Égypte


C'est la guerre c'est l'été
Déjà l'été encore la guerre
Et la ville isolée désolée
Sourit sourit encore
Sourit sourit quand même
De son doux regard d'été
Sourit doucement à ceux qui s'aiment
C'est la guerre et c'est l'été
Un homme avec une femme
Marchent dans un musée
Leurs pas sont les seuls pas dans ce musée désert
Ce musée c'est le Louvre
Cette ville c'est Paris
Et la fraîcheur du monde
Est là tout endormie
Un gardien se réveille en entendant les pas
Appuie sur un bouton et retombe dans son rêve
Cependant qu'apparaît dans sa niche de pierre
La merveille de l'Egypte debout dans sa lumière
La statue d'Osiris vivante dans le bois mort
Vivante à faire mourir une nouvelle fois de plus
Toutes les idoles mortes des églises de Paris
Et les amants s'embrassent
Osiris les marie
Et puis rentre dans l'ombre
De sa vivante nuit.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 214
Title: Jacques Prévert, Le discours sur la paix
Post by: Frederique on 18 May, 2010, 16:23:05

Le discours sur la paix


Vers la fin d'un discours extrêmement important
le grand homme d'État trébuchant
sur une belle phrase creuse
tombe dedans
et désemparé la bouche grande ouverte
haletant
montre les dents
et la carie dentaire de ses pacifiques raisonnements
met à vif le nerf de la guerre
la délicate question d'argent.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 215
Title: Jacques Prévert, Le contrôleur
Post by: Frederique on 19 May, 2010, 18:58:37

Le contrôleur


Allons allons
Pressons
Allons allons
Voyons pressons
Il y a trop de voyageurs
Trop de voyageurs
Pressons pressons
H y en a qui font la queue
Il y en a partout
Beaucoup
Le long du débarcadère
Ou bien dans les couloirs du ventre de leur mère
Allons allons pressons
Pressons sur la gâchette
Il faut bien que tout le monde vive
Alors tuez-vous un peu
Allons allons
Voyons
Soyons sérieux
Laissez la place
Vous savez bien que vous ne pouvez pas rester là
Trop longtemps
Il faut qu'il y en ait pour tout le monde
Un petit tour on vous l'a dit
Un petit tour du monde
Un petit tour dans le monde
Un petit tour et on s'en va
Allons allons
Pressons pressons
Soyez polis
Ne poussez pas.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 216-217
Title: Jacques Prévert, Salut à l'oiseau
Post by: Frederique on 19 May, 2010, 19:00:34

Salut à l’oiseau

Je te salue
geai d'eau d'un noir de jais
que je connus jadis
oiseau des fées
oiseau du feu oiseau des rues
oiseau des portefaix des enfants et des fous
Je te salue
oiseau marrant
oiseau rieur
et je m'allume
en ton honneur
et je me consume
en chair et en os
et en feu d'artifice
sur le perron de la mairie
de la place Saint-Sulpice
à Paris
où tu passais très vite
lorsque j'étais enfant
riant dans les feuilles du vent
Je te salue
oiseau marrant
oiseau si heureux et si beau
oiseau libre
oiseau égal
oiseau fraternel
oiseau du bonheur naturel
Je te salue et je me rappelle
les heures les plus belles
Je te salue oiseau de la tendresse
oiseau des premières caresses
et je n'oublierai jamais ton rire
quand perché là-haut sur la tour
magnifique oiseau de l'humour
tu clignais de l'œil
en désignant de l'aile
les croassants oiseaux de la morale
les pauvres échassiers humains
et inhumains
les corbeaux verts de Saint-Sulpice
tristes oiseaux d'enfer
tristes oiseaux de paradis
trottant autour de l'édifice
sans voir cachés dans les échafaudages
la fille entr'ouvrant son corsage
devant le garçon ébloui par l'amour
Je te salue
oiseau des paresseux
oiseau des enfants amoureux
Je te salue
oiseau viril
Je te salue
oiseau des villes
Je te salue
oiseau des quatre jeudis
oiseau de la périphérie
oiseau du Gros-Caillou
oiseau des Petits-Champs
oiseau des Halles oiseau des Innocents
Je te salue
oiseau des Blancs-Manteaux
oiseau du Roi-de-Sicile
oiseau des sous-sols
oiseau des égoutiers
oiseau des charbonniers et des chiffonniers
oiseau des casquettiers de la rue des Rosiers
Je te salue
oiseau des vérités premières
oiseau de la parole donnée
oiseau des secrets bien gardés
Je te salue
oiseau du pavé
oiseau des prolétaires
oiseau du Premier Mai
Je te salue
oiseau civil
oiseau du bâtiment
oiseau des hauts fourneaux et des hommes vivants
Je te salue
oiseau des femmes de ménage
oiseau des bonshommes de neige
oiseau du soleil d'hiver
oiseau des Enfants Assistés
oiseau du Quai aux Fleurs et des tondeurs de chiens
Je te salue
oiseau des bohémiens
oiseau des bons à rien
oiseau du métro aérien
Je te salue
oiseau des jeux de mots
oiseau des jeux de mains
oiseau des jeux de vilains
Je te salue
oiseau du plaisir défendu
oiseau des malheureux oiseau des meurt-de-faim
oiseau des filles mères et des jardins publics
oiseau des amours éphémères et des filles publiques
Je te salue
oiseau des permissionnaires
oiseau des insoumis
oiseau du ruisseau oiseau des taudis
Je te salue
oiseau des hôpitaux
oiseau de la Salpêtrière
oiseau de la Maternité
oiseau de la cloche
oiseau de la misère
oiseau de la lumière coupée
Je te salue
Phénix fort
et je te nomme
Président de la vraie république des oiseaux
et je te fais cadeau d'avance
du mégot de ma vie
afin que tu renaisses
quand je serai mort
des cendres de celui qui était ton ami.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 218-221
Title: Jacques Prévert, Le temps perdu
Post by: Frederique on 19 May, 2010, 19:02:51

Le temps perdu


Devant la porte de l'usine.
le travailleur soudain s'arrête
le beau temps l'a tiré par la veste
et comme il se retourne
et regarde le soleil
tout rouge tout rond
souriant dans son ciel de plomb
il cligne de l'œil
familièrement
Dis donc camarade Soleil
tu ne trouves pas
que c'est plutôt con
de donner une journée pareille
à un patron?


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 222
Title: Jacques Prévert L'amiral
Post by: Frederique on 19 May, 2010, 19:04:23

L’amiral

L'amiral Larima
Larima quoi
la rime à rien
l'amiral Larima
l'amiral Rien.



Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 223
Title: Jacques Prévert, Le combat avec l'ange
Post by: Frederique on 19 May, 2010, 19:06:10

Le combat avec l’ange

A J.-B. Brunius

N'y va pas
tout est combiné d'avance
le match est truqué
et quand il apparaîtra sur le ring
environné d'éclairs de magnésium
ils entonneront à tue-tête le Te Deum
et avant même que tu te sois levé de ta chaise
ils te sonneront les cloches à toute volée
ils te jetteront à la figure l'éponge sacrée
et tu n'auras pas le temps de lui voler dans les plumes
ils se jetteront sur toi
et il te frappera au-dessous de la ceinture
et tu t'écrouleras
les bras stupidement en croix
dans la sciure
et jamais plus tu ne pourras faire l'amour.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 224
Title: Jacques Prévert, Place du carrousel
Post by: Frederique on 19 May, 2010, 19:08:03

Place du carrousel


Place du Carrousel
vers la fin d'un beau jour d'été
le sang d'un cheval
accidenté et dételé
ruisselait
sur le pavé
Et le cheval était là
debout
immobile
sur trois pieds
Et l'autre pied blessé
blessé et arraché
pendait
Tout à côté
debout
immobile
il y avait aussi le cocher
et puis la voiture elle aussi immobile
inutile comme une horloge cassée
Et le cheval se taisait
le cheval ne se plaignait pas
le cheval ne hennissait pas
il était là
il attendait
et il était si beau si triste si simple
et si raisonnable
qu'il n'était pas possible de retenir ses larmes.

Oh
jardins perdus
fontaines oubliées
prairies ensoleillées
oh douleur
splendeur et mystère de l'adversité
sang et lueurs
beauté frappée
Fraternité.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 225-226
Title: Jacques Prévert, Cortège
Post by: Frederique on 19 May, 2010, 19:09:55

Cortège


Un vieillard en or avec une montre en deuil
Une reine de peine avec un homme d'Angleterre
Et des travailleurs de la paix avec des gardiens de la mer
Un hussard de la farce avec un dindon de la mort
Un serpent à café avec un moulin à lunettes
Un chasseur de corde avec un danseur de têtes
Un maréchal d'écume avec une pipe en retraite
Un chiard en habit noir avec un gentleman au maillot
Un compositeur de potence avec un gibier de musique
Un ramasseur de conscience avec un directeur de mégots
Un repasseur de Coligny avec un amiral de ciseaux
Une petite sœur du Bengale avec un tigre de Saint-Vincent-de-Paul
Un professeur de porcelaine avec un raccommodeur de philosophie
Un contrôleur de la Table Ronde avec des chevaliers de la Compagnie du Gaz de Paris
Un canard à Sainte-Hélène avec un Napoléon à l'orange
Un conservateur de Samothrace avec une Victoire de cimetière
Un remorqueur de famille nombreuse avec un père de haute mer
Un membre de la prostate avec une hypertrophie de l'Académie française
Un gros cheval in partibus avec un grand évêque de cirque
Un contrôleur à la croix de bois avec un petit chanteur d'autobus
Un chirurgien terrible avec un enfant dentiste
Et le général des huîtres avec un ouvreur de Jésuites.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 227-228
Title: Jacques Prévert, Noces et banquets
Post by: Frederique on 19 May, 2010, 19:11:45

Noces et banquets


A William Blake

Dans les ruines d'une cathédrale
Un boucher pleure comme un veau
A cause de la mort d'un oiseau
Et couchée sur les dalles craquelées
Une cloche écroulée et fêlée
Montre son battant rouillé
On dirait un gros prêtre obscène
Dont le vent soulève la soutane
Et dans la sacristie en miettes
Trois ou quatre drôles en casquette
Font la quête
A l'occasion du mariage du Ciel et de l'Enfer
Cela se passe en Angleterre
Et aussi en l'honneur de la Révolution française
Et même de la mort de Louis XVI
Le garçon d'honneur s'appelle William Blake
Il est tout nu et très correct
Mais il garde son chapeau sur la tête
Parce que le Saint-Esprit est dedans
C'est le Saint-Esprit de Contradiction
Quand on lui demande Esprit es-tu là
Toujours avec un doux sourire cet oiseau répond
Non
A la fin de la noce William Blake en fera cadeau au boucher
Il oubliera défunt son perroquet
Et s'en retournera tuer les bêtes
Avec un gros maillet
Nous ne sommes pas à un oiseau près
Pense William Blake
Tout en pensant à autre chose
C'est-à-dire à rien d'autre qu'à regarder
Une éblouissante fille invitée à la noce on ne sait pas par qui
Et qui est là très belle et aussi nue que lui
Une beauté
Pense William une beauté d'un calme éclatant
Pure comme le vin rouge
Et innocente comme le printemps
Et il la regarde parce qu'il a envie d'elle
Elle le regarde aussi parce que peut-être elle aussi elle a envie de lui
C'est alors qu'arrive avec son petit orgue
Un grand canard de Barbarie
Et il joue un air de tous les temps et de tous les pays
Et la noce commence
La noce proprement dite
Précise William Blake
Car il y a des choses qui sont si mal dites
Et si malproprement
C'est pour la messe que vous dites ça
Demande un vieil homme à tête de prophète ou d'évêque
Et qui a l'air très contrarié
Mais William Blake est un gentleman
Un homme gentil comme on dit en Angleterre
Et il n'a pas du tout envie de discuter avec un évêque
Le jour du mariage du Ciel et de l'Enfer
Et aussi même qui sait peut-être par la même occasion
Le jour de ses propres noces
Puisque la jolie fille est si belle
Et que sans aucun doute il l'aime
Et que peut-être elle l'aime aussi
Alors il se contente de dire
A l'homme à la tête d'évêque ou de prophète ou d'épingle de sûreté

« De même que la chenille choisit pour y poser ses œufs
Les feuilles les plus belles ainsi le prêtre pose ses malédictions sur nos plus belles joies »
Et alors en avant la musique
Pour la messe nous en reparlerons une autre fois
Et comme il a dit En avant la musique
La musique s'avance
Et derrière elle la fille éblouissante
Qui sourit à William Blake
Parce qu'un jour il a dit aussi

« C'est avec les pierres de la loi qu'on a bâti les prisons
Et avec les briques de la religion les bordels »

Et elle lui donne le bras
Et tout le reste avec
Et qui est-ce qui est bien content
C'est William
William Blake.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 229-231
Title: Jacques Prévert, Promenade de Picasso
Post by: Frederique on 19 May, 2010, 19:13:58

Promenade de Picasso


Sur une assiette bien ronde en porcelaine réelle
une pomme pose
face à face avec elle
un peintre de la réalité
essaie vainement de peindre
la pomme telle qu'elle est
mais
elle ne se laisse pas faire
la pomme
elle a son mot à dire
et plusieurs tours dans son sac de pomme
la pomme
et la voilà qui tourne
dans son assiette réelle
sournoisement sur elle-même
doucement sans bouger
et comme un duc de Guise qui se déguise en bec de gaz parce qu'on veut malgré lui lui tirer le portrait la pomme se déguise en beau fruit déguisé
et c'est alors
que le peintre de la réalité
commence à réaliser
que toutes les apparences de la pomme sont contre lui
et
comme le malheureux indigent
comme le pauvre nécessiteux qui se trouve soudain à la merci de n'importe quelle association bienfaisante et charitable et redoutable de bienfaisance de charité et de redoutabilité
le malheureux peintre de la réalité
se trouve soudain alors être la triste proie
d'une innombrable foule d'associations d'idées
Et la pomme en tournant évoque le pommier
le Paradis terrestre et Ève et puis Adam
l'arrosoir l'espalier Parmentier l'escalier
le Canada les Hespérides la Normandie la Reinette et l'Api
le serpent du Jeu de Paume le serment du Jus de Pomme
et le péché originel
et les origines de l'art
et la Suisse avec Guillaume Tell
et même Isaac Newton
plusieurs fois primé à l'Exposition de la Gravitation Universelle
et le peintre étourdi perd de vue son modèle et s'endort
C'est alors que Picasso
qui passait par là comme il passe partout
chaque jour comme chez lui
voit la pomme et l'assiette et le peintre endormi
Quelle idée de peindre une pomme
dit Picasso
et Picasso mange la pomme
et la pomme lui dit Merci
et Picasso casse l'assiette
et s'en va en souriant
et le peintre arraché à ses songes
comme une dent
se retrouve tout seul devant sa toile inachevée
avec au beau milieu de sa vaisselle brisée
les terrifiants pépins de la réalité.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 232-233
Title: Jacques Prévert, Lanterne magique de Picasso
Post by: Frederique on 19 May, 2010, 19:15:58

Lanterne magique de Picasso


Tous les yeux d'une femme joués sur le même tableau
Les traits de l'être aimé traqué par le destin sous la fleur immobile d'un sordide papier peint
L'herbe blanche du meurtre dans une forêt de chaises
Un mendiant de carton éventré sur une table de marbre
Les cendres d'un cigare sur le quai d'une gare
Le portrait d'un portrait
Le mystère d'un enfant
La splendeur indéniable d'un buffet de cuisine
La beauté immédiate d'un chiffon dans le vent
La folle terreur du piège dans un regard d'oiseau
L'absurde hennissement d'un cheval décousu
La musique impossible des mules à grelots
Le taureau mis à mort couronné de chapeaux
La jambe jamais pareille d'une rousse endormie et la très grande oreille de ses moindres soucis
Le mouvement perpétuel attrapé à la main
L'immense statue de pierre d'un grain de sel marin
La joie de chaque jour et l'incertitude de mourir et le fer de l'amour dans la plaie d'un sourire
La plus lointaine étoile du plus humble des chiens
Et salé sur une vitre le tendre goût du pain
La ligne de chance perdue et retrouvée brisée et redressée parée des haillons bleus de la nécessité
L'étourdissante apparition d'un raisin de Malaga sur un gâteau de riz
Un homme dans un bouge assommant à coups de rouge le mal du pays
Et la lueur aveuglante d'un paquet de bougies
Une fenêtre sur la mer ouverte comme une huître
Le sabot d'un cheval le pied nu d'une ombrelle
La grâce incomparable d'une tourterelle toute seule dans une maison très froide
Le poids mort d'une pendule et ses moments perdus
Le soleil somnambule qui réveille en sursaut au milieu de la nuit la Beauté somnolente et soudain éblouie qui jette sur ses épaules le manteau de la cheminée et l'entraîne avec lui dans le noir de fumée masquée de blanc d'Espagne et vêtue de papiers collés
Et tant de choses encore
Une guitare de bois vert berçant l'enfance de l'art
Un ticket de chemin de fer avec tous ses bagages
La main qui dépayse un visage qui dévisage un paysage
L'écureuil caressant d'une fille neuve et nue
Splendide souriante heureuse et impudique
Surgissant à l'improviste d'un casier à bouteilles ou d'un casier à musique comme une panoplie de plantes vertes vivaces et phalliques
Surgissant elle aussi à l'improviste du tronc pourrissant
D'un palmier académique nostalgique et désespérément vieux beau comme l'antique
Et les cloches à melon du matin brisées par le cri d'un journal du soir
Les terrifiantes pinces d'un crabe émergeant des dessous d'un panier
La dernière fleur d'un arbre avec les deux gouttes d'eau du condamné
Et la mariée trop belle seule et abandonnée sur le divan cramoisi de la jalousie par la blême frayeur de ses premiers maris
Et puis dans un jardin d'hiver sur le dossier d'un trône une chatte en émoi et la moustache de sa queue sous les narines d'un roi
La chaux vive d'un regard dans le visage de pierre d'une vieille femme assise près d'un panier d'osier
Et crispées sur le minium tout frais du garde-fou d'un phare tout blanc les deux mains bleues de froid d'un Arlequin errant qui regarde la mer et ses grands chevaux dormant dans le soleil couchant et puis qui se réveillent les naseaux écumants les yeux phosphorescents affolés par la lueur du phare et ses épouvantables feux tournants
Et l'alouette toute rôtie dans la bouche d'un mendiant
Une jeune infirme folle dans un jardin public qui souriant d'un sourire déchiré mécanique en berçant dans ses bras un enfant léthargique trace dans la poussière de son pied sale et nu la silhouette du père et ses profils perdus et présente aux passants son nouveau-né en loques Regardez donc mon beau regardez donc ma belle ma merveille des merveilles mon enfant naturel d'un côté c'est un garçon et de l'autre c'est une fille tous les matins il pleure mais tous les soirs je la console et je les remonte comme une pendule
Et aussi le gardien du square fasciné par le crépuscule
La vie d'une araignée suspendue à un fil
L'insomnie d'une poupée au balancier cassé et ses grands yeux de verre ouverts à tout jamais
La mort d'un cheval blanc la jeunesse d'un moineau
La porte d'une école rue du Pont-de-Lodi
Et les Grands Augustins empalés sur la grille d'une maison dans une petite rue dont ils portent le nom
Tous les pêcheurs d'Antibes autour d'un seul poisson
La violence d'un œuf la détresse d'un soldat
La présence obsédante d'une clef cachée sous un paillasson
Et la ligne de mire et la ligne de mort dans la main autoritaire et potelée d'un simulacre d'homme obèse et délirant camouflant soigneusement derrière les bannières exemplaires et les crucifix gammés drapés et dressés spectaculairement sur le grand balcon mortuaire du musée des horreurs et des honneurs de la guerre la ridicule statue vivante de ses petites jambes courtes et de son buste long mais ne parvenant pas malgré son bon sourire de Caudillo grandiose et magnanime à cacher les irrémédiables et pitoyables signes de la peur de l'ennui de la haine et de la connerie gravés sur son masque de viande fauve et blême comme les graffiti obscènes de la mégalomanie gravés par les lamentables tortionnaires de l'ordre nouveau dans les urinoirs de la nuit
Et derrière lui dans le charnier d'une valise diplomatique entr'ouverte le cadavre tout simple d'un paysan pauvre assailli dans son champ à coups de lingots d'or par d'impeccables hommes d'argent
Et tout à côté sur une table une grenade ouverte avec toute une ville dedans
Et toute la douleur de cette ville rasée et saignée à blanc
Et toute la garde civile caracolant tout autour d'une civière
Où rêve encore un gitan mort
Et toute la colère d'un peuple amoureux travailleur insouciant et charmant qui soudain éclate brusquement comme le cri rouge d'un coq égorgé publiquement
Et le spectre solaire des hommes aux bas salaires qui surgit tout sanglant des sanglantes entrailles d'une maison ouvrière tenant à bout de bras la pauvre lueur de la misère la lampe sanglante de Guernica et découvre au grand jour de sa lumière crue et vraie les épouvantables fausses teintes d'un monde décoloré usé jusqu'à la corde vidé jusqu'à la moelle
D'un monde mort sur pied
D'un monde condamné
Et déjà oublié
Noyé carbonisé aux mille feux de l'eau courante du ruisseau populaire
Où le sang populaire court inlassablement
Intarissablement
Dans les artères et dans les veines de la terre et dans les artères et dans les veines de ses véritables enfants
Et le visage de n'importe lequel de ses enfants dessiné simplement sur une feuille de papier blanc
Le visage d'André Breton le visage de Paul Éluard
Le visage d'un charretier aperçu dans la rue
La lueur du clin d'œil d'un marchand de mouron
Le sourire épanoui d'un sculpteur de marrons
Et sculpté dans le plâtre un mouton de plâtre frisé bêlant de vérité dans la main d'un berger de plâtre debout près d'un fer à repasser
A côté d'une boîte à cigares vide
A côté d'un crayon oublié
A côté des Métamorphoses d'Ovide
A côté d'un lacet de soulier
A côté d'un fauteuil aux jambes coupées par la fatigue des années
A côté d'un bouton de porte
A côté d'une nature morte où les rêves enfantins d'une femme de ménage agonisent sur la pierre froide d'un évier comme des poissons suffoquant et crevant sur des galets brûlants
Et la maison remuée de fond en comble par les pauvres cris de poisson mort de la femme de ménage désespérée tout à coup qui fait naufrage soulevée par les lames de fond du parquet et va s'échouer lamentablement sur les bords de la Seine dans les jardins du Vert-Galant
Et là désemparée elle s'assoit sur un banc
Et elle fait ses comptes
Et elle ne se voit pas blanche pourrie par les souvenirs et fauchée comme les blés
Une seule pièce lui reste une chambre à coucher
Et comme elle va la jouer à pile ou face avec le vain espoir de gagner un peu de temps
Un grand orage éclate dans la glace à trois faces
Avec toutes les flammes de la joie de vivre
Tous les éclairs de la chaleur animale
Toutes les lueurs de la bonne humeur
Et donnant le coup de grâce à la maison désorientée
Incendie les rideaux de la chambre à coucher
Et roulant en boule de feu les draps au pied du lit
Découvre en souriant devant le monde entier
Le puzzle de l'amour avec tous ses morceaux
Tous ses morceaux choisis choisis par Picasso
Un amant sa maîtresse et ses jambes à son cou
Et les yeux sur les fesses les mains un peu partout
Les pieds levés au ciel et les seins sens dessus dessous
Les deux corps enlacés échangés caressés
L'amour décapité délivré et ravi
La tête abandonnée roulant sur le tapis
Les idées délaissées oubliées égarées
Mises hors d'état de nuire par la joie et le plaisir
Les idées en colère bafouées par l'amour en couleur
Les idées terrées et atterrées comme les pauvres rats de la mort sentant venir le bouleversant naufrage de l'Amour
Les idées remises à leur place à la porte de la chambre à côté du pain à côté des souliers
Les idées calcinées escamotées volatilisées désidéalisées
Les idées pétrifiées devant la merveilleuse indifférence d'un monde passionné
D'un monde retrouvé
D'un monde indiscutable et inexpliqué
D'un monde sans savoir-vivre mais plein de joie de vivre
D'un monde sobre et ivre
D'un monde triste et gai
Tendre et cruel
Réel et surréel
Terrifiant et marrant
Nocturne et diurne
Solite et insolite
Beau comme tout.

1944.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 234-240
Title: Jacques Prévert, Rue de Seine
Post by: Frederique on 20 May, 2010, 07:12:59

Rue de Seine


Rue de Seine dix heures et demie
le soir
au coin d'une autre rue
un homme titube... un homme jeune
avec un chapeau
un imperméable
une femme le secoue...
elle le secoue
et elle lui parie
et il secoue la tête
son chapeau est tout de travers
et le chapeau de la femme s'apprête à tomber en arrière
ils sont très pâles tous les deux
l'homme certainement a envie de partir...
de disparaître... de mourir...
mais la femme a une furieuse envie de vivre
et sa voix
sa voix qui chuchote
on ne peut pas ne pas l'entendre
c'est une plainte...
un ordre...
un cri...
tellement avide cette voix...
et triste et vivante...
un nouveau-né malade qui grelotte sur une tombe
dans un cimetière l'hiver...
le cri d'un être les doigts pris dans la portière...
une chanson
une phrase
toujours la même
une phrase
répétée...
sans arrêt
sans réponse...
l'homme la regarde ses yeux tournent
il fait des gestes avec les bras
comme un noyé
et la phrase revient
rue de Seine au coin d'une autre rue
la femme continue
sans se lasser...
continue sa question inquiète
plaie impossible à panser
Pierre dis-moi la vérité
Pierre dis-moi la vérité
je veux tout savoir
dis-moi la vérité...
le chapeau de la femme tombe
Pierre je veux tout savoir
dis-moi la vérité...
question stupide et grandiose
Pierre ne sait que répondre
il est perdu
celui qui s'appelle Pierre...
il a un sourire que peut-être il voudrait tendre
et répète
Voyons calme-toi tu es folle
mais il ne croit pas si bien dire
mais il ne voit pas
il ne peut pas voir comment
sa bouche d'homme est tordue par son sourire.,.
il étouffe
le monde se couche sur lui
et l'étouffé
il est prisonnier
coincé par ses promesses...
on lui demande des comptes...
en face de lui...
une machine à compter
une machine à écrire des lettres d'amour
une machine à souffrir
le saisit...
s'accroche à lui...
Pierre dis-moi la vérité.


Jacques Prévert, Paroles, Éditions Gallimard, 1949, p. 60-62
Title: Jacques Prévert « Paroles », Éditions Gallimard, 1949
Post by: Frederique on 20 May, 2010, 07:51:41

Jacques Prévert « Paroles », Éditions Gallimard, 1949


Aujourd’hui, Translatum a terminé le publication de l’œuvre de Jacques Prévert « Paroles », Éditions Gallimard, 1949. Nous serons bientôt de retour avec d’autres recueils de ses poèmes.
Nous vous remercions de votre intérêt et vous souhaitons de toujours aimer la lecture.

Pour en savoir plus sur la poésie consulter : « Index of World Poetry » (https://www.translatum.gr/forum/index.php?topic=54630.msg207150#msg207150), et si vous lisez le Grec notre Index des Poètes Grecs. (https://www.translatum.gr/forum/index.php?topic=54631.msg207152#msg207152)


Σήμερα, στο Translatum ολοκληρώσαμε την δημοσίευση των ποιημάτων Paroles, Éditions Gallimard, 1949, του Jacques Prévert. Θα επιστρέψουμε και με άλλα έργα του.
Καλή ανάγνωση και σας ευχαριστούμε πολύ.


Title: Jacques Prévert, L' amour est clair comme le jour
Post by: spiros on 09 Oct, 2016, 19:03:18

L' amour est clair comme le jour,
L' amour est simple comme le bonjour,
L' amour est nu comme la main,
C' est ton amour et le mien.


Η αγάπη είναι φωτεινή σαν την μέρα,
Η αγάπη είναι απλή σαν την καλημέρα,
Η αγάπη είναι σαν το χέρι γυμνή,
Είν’ η αγάπη σου και η αγάπη μου αυτή!


Ζακ Πρεβέρ, Απλή σαν καλημέρα (μετάφραση Νικολέττα Σίμωνος)
Title: Re: Jacques Prévert
Post by: spiros on 11 Feb, 2017, 13:16:34

Jacques Prévert - Le souvenir d'amour

Le souvenir d'amour,  c'est pas un cœur
au bout d'une chaîne, ni peint à l'entonnoir
sur un cochon de pain d'épice à la foire,
ni un feu d'artifice la main dans la main
enfin, c'est pas ce qui est gravé dans
ma mémoire, c'est ce qui est tatoué invisible
sur mon corps tout entier,
mon corps aimé, caressé, admiré.


Ζακ Πρεβέρ - Η ανάμνηση του έρωτα

Η ανάμνηση του έρωτα δεν είναι μια καρδιά
στην άκρη μιας αλυσίδας, ούτε γραμμένο όνομα
πάνω σ’ ένα γουρουνάκι από μελόψωμο στο πανηγύρι
μήτ’ ένα πυροτέχνημα που σκάει στων χεριών το κράτημα·
τέλος, δεν είναι αυτό που είναι χαραγμένο
στη μνήμη μου, είναι αυτό που είναι αόρατα χαραγμένο
πάνω σ’ ολάκερο το σώμα μου,
το σώμα μου το χορτασμένο από αγάπη, χάδι, θαυμασμό.


Μετάφραση: Νικολέττα Σίμωνος